En Amérique latine, en guise d’alternance, on avait des décennies durant pris l’habitude des coups d’État, souvent militaires. Cette époque semble révolue. « La démocratie politique fonctionne aujourd’hui. Regardez en 2015 l’alternance politique par les urnes en Argentine, après des années de pouvoir du couple Kirchner », pointait ainsi Carlos Quenan, économiste, professeur à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine, lors du colloque Coface-risques pays 2016, le 26 janvier. Les intervenants en convenaient aussi pour le Brésil et le Venezuela, où les deux présidents, Dilma Rousseff comme Nicolas Maduro, pourraient devoir affronter une procédure de destitution, conformément à la Constitution.
Du coup, la situation économique et sociale joue un rôle considérable dans le maintien des élites politiques au pouvoir. « Aujourd’hui, comme la situation économique n’est pas bonne, la tendance politique en Amérique latine est d’aller de la gauche de l’échiquier, qui est restée longtemps au pouvoir, vers la droite », observait Marcos Matias (notre photo), président de la région andine chez Schneider Electric.
La Constitution utilisée et respectée au Pérou et en Bolivie
L’année passée a, de fait, déjà été marquée par un tournant libéral aux présidentielles argentines et une victoire de la droite aux législatives au Venezuela. Cette tendance politique pourrait être confirmée en 2016, notamment à l’occasion des législatives et de la présidentielle, le 10 avril au Pérou, où la favorite, Keiko Fujimori, est la fille de l’ex-président autoritaire Alberto Fujimori, condamné pour corruption et crimes contre l’humanité. Ses chances sont réelles, d’autant que la Constitution empêche le président sortant, Ollanta Humala, de briguer un second mandat consécutif. « Elle est créditée de 35 % d’intentions de vote et la seule inconnue est de savoir qui accompagnera Keiko Fujimori au second tour », rapportait ainsi José Antonio Gomez, directeur général de Camposol Trading, premier producteur mondial d’avocats.
Même la Bolivie d’Evo Morales peut se targuer d’endosser les habits de la démocratie. Malgré l’insécurité, la corruption, le narcotrafic et des mouvements sociaux, le président amérindien demeure populaire et nul n’imagine qu’il puisse perdre le référendum du 21 février, qui doit lui permettre de réviser l’article 168 de la Constitution et de se représenter à un troisième mandat, voire un quatrième en 2020.
Le Brésil en manque de productivité
Au Brésil, Dilma Rousseff est confrontée à une récession profonde, qui va durer, passant de 4 % à 3 %, selon les prévisions en 2015 et 2016. La barre des 10 % d’inflation est dépassée et, dans ces conditions, on se demande si le successeur de Lula peut se maintenir au pouvoir. La plus forte dévaluation monétaire d’Amérique latine, le choc de confiance, tout cela va peser, alors que le modèle agro-industriel du Brésil repose sur une corruption qui gangrène aussi le secteur crucial des hydrocarbures (scandale Petrobras).
Si Dilma Rousseff devait être « empêchée », il est probable que la situation n’évoluerait pas beaucoup. Et dans le cas où elle résisterait à la pression, sa fin de mandat serait compliquée. Dans une nation fédérale comme le Brésil, le pouvoir est très fragmenté, ce qui rend difficile une réforme politique dont on parle depuis longtemps. Pour gérer le pays, il faut passer des accords, ce qui est propice à la corruption. De même, sur le plan économique, la faiblesse de la productivité est un obstacle qui avait été identifié sous Lula et qui n’a pas été réduit.
En 2009, pendant la crise économique mondiale, les économies d’Amérique latine ont fait preuve de résilience. Mais aujourd’hui, faute d’avoir investi dans les infrastructures et dans le futur, elles se trouvent prises au piège du retournement des prix des matières premières et du ralentissement de la Chine, dont le poids peut dépasser les 30 % de leurs exportations (pour le Mexique, qui livre du pétrole) ou frôler cette barre (pour le Chili, qui l’approvisionne en cuivre).
La paix avec les Farc relancerait l’économie de la Colombie
« Si l’on regarde la macro-économie du Chili, elle est très saine, mais la diversification des activités, qui est pourtant à l’agenda politique depuis dix ans, n’a pas été tentée », a souligné Carlos Quenan, pour lequel « on n’a pas investi dans l’innovation parce que jusqu’en 2012 les prix étaient avantageux pour des investissements dans les secteurs déjà développés ».
Autre cas, celui de la Colombie, qui est moins impactée que le Brésil, le Chili ou d’autres nations voisines (Équateur, Bolivie) par le ralentissement économique de la Chine, qui absorbe environ 14 % de ses exportations annuelles (du pétrole). La Colombie est quand même « affectée par la baisse des cours de l’or noir », faisait remarquer Patricia Krause, économiste pour la région Amérique latine chez Coface, mais « si son gouvernement arrivait à établir la paix avec les Farc (Forces armées révolutionnaires de Colombie), alors son produit intérieur brut (PIB) s’envolerait tout de suite et elle attirerait davantage de sociétés étrangères », affirmait aussi Marcos Matias.
Également très dépendant des hydrocarbures et des prêts de la Chine, le Venezuela est plongé dans une crise économique qui risque de durer en raison de la crise politique. A dix mois des élections régionales (décembre), « il est difficile d’imaginer que les amis de Nicolas Maduro et la nouvelle opposition au Parlement se mettent d’accord et on s’achemine vers une cohabitation compliquée, où l’on retrouve aussi le pouvoir judiciaire et l’Armée », estimait Carlos Quenan.
Au Venezuela comme au Brésil, il y a une forte méfiance du consommateur et l’endettement des entreprises ne fait que croître (+ 17 points par rapport à 2008 au Brésil). L’augmentation de la dette des entreprises, en période d’eau basse, est assez générale au demeurant en Amérique latine, notamment dans certains secteurs : logiquement dans les hydrocarbures, mais aussi la construction, un peu également dans les industries manufacturières, mais pas dans le domaine minier. Mais au Brésil, la concomitance de la crise politique et de la récession a amené l’assureur-crédit export à abaisser son évaluation risque pays pour la deuxième fois en moins d’un an, le géant sud-américain se trouvant ainsi dégrader en C, c’est-à dire risque élevé, sur une échelle allant du plus faible, A, au plus élevé, D. Une mauvaise nouvelle pour le Parti des Travailleurs (PT) au pouvoir depuis Lula, mais aussi pour l’ensemble de l’Amérique latine, le Brésil représentant 40 % du PIB régional.
François Pargny