L’ICDM (Institut pour la conquête des marchés) vient de diffuser une analyse particulièrement pessimiste des perspectives de l’Algérie et de son économie, en l’absence de réformes de fonds pour réduire sa dépendance à la rente pétrolière et gazière et engager sa modernisation. A quelques jours d’un scrutin crucial pour l’avenir du pays, prévu le 12 décembre, intitulée « Pourquoi l’Algérie va s’effondrer », cette note constitue aussi un plaidoyer pour inciter les autorités algériennes engager sans tarder le chantier de sa reconstruction et de son ouverture sur le reste du monde. Le Moci en publie l’intégralité en exclusivité pour ses lecteurs.
L’Algérie est revenue sur le devant de la scène en raison des secousses politiques déclenchées par l’annonce du Président Bouteflika en février de se présenter pour un cinquième mandat. Cette décision a déclenché des manifestations non violentes de grande ampleur au cours de l’année 2019.
On peut être un peu surpris que le risque Algérie ne se soit pas davantage trouvé dans le radar des médias économiques ou des analyses des think tanks internationaux ces dernières années. Car le risque sur ce pays atteint un seuil très élevé.
Il ne s’agit pas tant du risque de printemps arabe qui conduirait à un embrasement social généralisé. Bien que ce risque existe, l’opinion algérienne garde en mémoire les 200 000 victimes de la guerre civile durant les années noires, et les Algériens de la rue, y compris les jeunes ont une bonne conscience de ce vers quoi peut conduire un scénario de soulèvement.
C’est l’accumulation d’autres nombreux facteurs défavorables qui laisse penser que ce pays de 43 millions d’habitants s’achemine vers un effondrement économique et financier dont les conséquences géoéconomiques sont difficiles à évaluer à ce stade.
Le pays se trouve depuis des années dans une situation d’impasse stratégique. La corruption, l’incurie du système politique, mais également les politiques économiques protectionnistes inappropriées asphyxient le pays.
Quelques raisons qui laissent penser que l’économie du pays va vraisemblablement s’effondrer à court-moyen terme :
1/ L’épuisement dramatique des réserves de change
L’Algérie a engrangé un volume de réserves de change considérable sur le précédent cycle haussier du cours du pétrole, celui-ci étant corrélé au cours du gaz : 200 milliards de dollars fin 2013 lorsque le baril était au plus haut.
A cela s’ajoutaient 55 milliards de dollars issus de la constitution prudente du Fond de Régulation des recettes, créé en 2000 pour amortir des pertes futures de recettes pétrolières. Cette réserve a été intégralement consommée par le pays depuis. L’Algérie a même payé intégralement ses dettes au reste du monde lors de la précédente décennie.
La chute brutale des cours du pétrole en 2014 a heurté violemment les équilibres financiers de l’État algérien. Sachant que le pays a besoin d’un baril se situant autour de 120-130 dollars pour couvrir ses charges étatiques courantes, les dépenses dépassant désormais les revenus de l’État, celui s’est employé à puiser sans discontinuer dans les réserves accumulées durant le cycle des cours élevés.
Durant les 20 années de mandat du Président Bouteflika, les dépenses publiques ont galopé et les importations ont été multipliées par plus de 6 en 20 ans (le pays a importé beaucoup d’équipements et de prestations techniques).
Placés dans la même situation, des pays comme l’Égypte, l’Iran ou encore l’Arabie saoudite ont pris, non sans difficulté, des décisions difficiles dans les mois qui ont suivi la chute des cours, pour réduire les dépenses élevées du subventionnement social qui pesait lourdement sur les dépenses courantes de ces États. Les dirigeants algériens n’ont pas pris les décisions similaires qui s’imposaient par crainte de réactions sociales incontrôlées à travers le pays.
La charge des dépenses courantes de l’État, ajoutée à celle très importante des projets d’infrastructures, a conduit à une érosion dramatique des réserves dont le pays bénéficiait. Le pays a vu ses réserves de change diminuer de 17 milliards de dollars en 2018. La Loi de Finances prévoit un niveau de réserves de 62 milliards de dollars en 2019, puis de 47 milliards de dollars en 2020 et de 34 milliards de dollars en 2021 …
Quand on a à l’esprit que le montant de la facture annuelle des importations de biens et de services s’élève à 30 milliards de dollars, sans compter le déficit de l’État, on prend la mesure de la gravité de la situation. Et on n’entrevoit pas les leviers dont le pays dispose pour engager les ajustements vitaux sur les dépenses d’importation.
2/ Les grands ministères sont sinistrés
L’Algérie est le seul grand pays émergent au monde dont les administrations fonctionnent encore à l’heure du fax. A l’exception du ministère de l’Énergie, les grands ministères souffrent cruellement d’un manque de matière grise.
La plupart des cadres de talent ont déserté les couloirs des grands ministères depuis longtemps. Ce déficit de matière grise handicape cruellement le pays dans sa capacité à conduire d’une manière efficace les politiques publiques et les grands projets dont il a besoin il a besoin pour se moderniser.
3/ La corruption gangrène la machine des importations
De nombreux acteurs, particulièrement au sein de l’armée, bénéficient depuis des années de flux financiers liés à la corruption, car ils se sont insérés dans les circuits de négociation et dans les flux d’importation des équipements.
Il y a trop d’acteurs qui bénéficient du système au détriment du pays. L’environnement de la machine d’importation n’est pas sain. Ce facteur handicape depuis trop longtemps « l’hygiène » des échanges commerciaux.
4/ La logique impossible des hubs industriels
L’Algérie est l’un des pays les plus fermés du monde. Les dirigeants en charge de la promotion des investissements s’évertuent à présenter le pays comme une porte d’entrée vers l’Afrique sub-saharienne, mais cette présentation ne correspond à aucune logique rationnelle en matière de localisation, en l’état des choix faits par le pays.
En supposant que l’on fasse abstraction de l’environnement des affaires qui est très défavorable à la marche d’une unité industrielle dans le pays, quelle usine localisée en Algérie pourrait servir l’Afrique sub-saharienne ? Une fois les biens produits, comment rallier l’Afrique sub-saharienne ? En faisant traverser des marchandises à travers les routes du Niger ?
La seule frontière praticable serait celle du Maroc, mais l’Algérie juge plus utile de la maintenir fermée depuis des années ! Servir l’Europe en exportant par la voie maritime ? Un enfer assuré pour les équipes logistiques.
Dans ce contexte très particulier, on ne s’étonnera pas que l’écart de dimensionnement des projets des usines Renault et Peugeot soit dans un rapport de un à cinq pour l’un et un à dix pour l’autre en comparaison de la taille des capacités industrielles des mêmes constructeurs au Maroc…
5/ Une politique du « contenu local » aux antipodes de ce que la raison industrielle commande de faire
Depuis plus de dix ans, pour chaque projet d’implantation industrielle, les autorités algériennes imposent aux groupes étrangers des objectifs de contenu industriel local sur des bases d’emblée élevées (généralement 50 %), objectifs censés être atteint dans les 3 ans. Cette politique, qui est un non-sens, n’a conduit jusqu’à présent qu’à des impasses.
Pourquoi ? Car le pays ne dispose pas localement du tissu des fournisseurs permettant l’atteinte de cet objectif.
Prenons le cas de la filière automobile : quel est le premier prérequis pour que des grands équipementiers ou fournisseurs perçoivent un intérêt à s’implanter industriellement en Algérie ? C’est qu’ils soient assurés de disposer d’un volume d’activité généré par un nombre suffisant de donneurs d’ordre pour absorber les lourdes charges fixes. Or, l’Algérie a créé un paysage très particulier jamais rencontré ailleurs dans le monde, à savoir que les importateurs et concessionnaires se sont vus imposer l’obligation de créer des unités d’assemblage, alors que ce n’était pas leur métier.
Le résultat de cette politique est un fiasco complet : le volume total produit par les unités toutes marques du marché n’a pas dépassé 100 000 voitures en 2018. Et dans quelles conditions ! Le « local content » moyen n’a pas atteint 15 %. Pire encore, le pays subit une perte de recettes car ces assemblages SKD (semi knocked down) permettent des exonérations de droits de douanes.
Pourquoi cette politique absurde est-elle aux antipodes de celle que les dirigeants algériens auraient dû mener dans ce pays ? Pour le comprendre, il suffit d’observer comment, partis de rien, ou presque rien, des pays comme le Mexique, la Turquie ou le Maroc ont constitué en moins de vingt-cinq ans de puissantes industries de production automobile.
Treize constructeurs étrangers produisent au Mexique à travers des usines de taille très importante, ce qui fait du pays le 8ème producteur mondial de voitures , le Maroc accueille sur son territoire plus de 220 équipementiers du secteur automobile qui alimentent des usines marocaines desservant autant les marchés européens que ceux du continent africain (la production automobile du Maroc qui approche un millions de voitures, est en passe de dépasser la production de l’Italie..avec seulement deux constructeurs implantés à ce stade).
Si ces pays connaissent ces trajectoire, c’est parce qu’ils ont tous favorisé l’implantation des constructeurs étrangers en grand nombre, dans une logique de desserte du marché régional, sans leur fixer de contrainte sur le taux de contenu local sur un horizon de temps imposé. Une fois implantés dans le pays, ces donneurs d’ordre, sans qu’on le leur demande, ont naturellement aspiré dans leur sillage les grands équipementiers mondiaux, lesquels ont à leur tour généré par effet de filière la création ou l’implantation de fournisseurs de rang 2, étrangers ou locaux.
L’objectif de « local content » n’a jamais été décrété, il s’est constitué naturellement, et il dépasse 50 % dans ces pays. Le nombre des unités industrielles, par l’effet de grappe, a naturellement généré l’organisation de centres de formation, de centres de certification, de clusters, de fédérations professionnelles… Le cercle est plus que vertueux. Avec les masses critiques constituées, on commence à voir émerger dans ces pays des centres de R&D et les bureaux d’études suivront, et conduiront à l’émergence d’équipementiers locaux développant leur propre offre. C’est n’est qu’une question de déroulement.
On peut se demander si les responsable des ministères en Algérie en charge des politiques d’investissement ont mené ne serait-ce qu’une seule mission dans l’un de ces pays pour comprendre quelle était la seule logique raisonnable à développer dans leur propre pays.
Le déploiement de la filière automobile en Algérie est dans une impasse critique. Renault, le premier groupe à s’être implanté dans le pays en 2015, a dû arrêter l’activité de son usine en octobre dernier, l’usine d’Oran ayant épuisé son quota d’importation des ensembles SKD, quotas mis en place par les autorités algériennes pour réduire la facture des importations. Le chat se mord la queue.
6/ La faillite des sociétés industrielles étatiques
En dehors du secteur de l’Oil & Gas, se trouvent en Algérie de nombreuses sociétés industrielles générées par l’État et managées par des fonctionnaires. Celles-ci produisent de tout: des moissonneuses-batteuses, des camions, des tracteurs, des bétonnières, des mobylettes, des engrais, du matériel de bureau, des bateaux de pêche, des wagons, des pelleteuses, des cartons d’emballage…
Ces dizaines de sociétés, créées dans les années 70 sous l’impulsion du Président Boumédiène, emploient de 300 à 8000 personnes. Le poids de l’économie étatique est estimé aux alentours de 60 % du PIB algérien. Ces sociétés industrielles conçues sur le modèle de production socialiste au début des années 70, s’inscrivaient dans une logique de production planifiée durant ces années. Ces usines sans bureaux d’étude ni marketing ont répondu pendant des décennies aux commandes de l’État, planifiées par l’administration pour la Défense ou l’agriculture.
On peut trouver sur le site de la première société industrielle de l’État algérien (la SNVI – Société Nationale Industrielle Algérienne de Véhicules Industriels) les gammes de la production courante de 2019, qui ont été lancées en coopération avec le feu constructeur français Berliet au début des années 70….
Constatant l’impossibilité de moderniser ces nombreuses installations industrielles qui lui coûtent très cher, l’État algérien a proposé depuis une dizaine d’années à des groupes industriels de renom de constituer des JV 59/41 (État algérien majoritaire). C’est ainsi que l’on a vu des grands noms de l’industrie européenne tels qu’Iveco, Mercedes, Massey-Ferguson, Rheinmetall, Liebherr… s’installer en Algérie pour constituer des JV centrées vers une production de gammes de produits standard, volontairement limitées en contenu technologique.
Les activités de production engagées répondent essentiellement aux commandes de l’État ou à des commandes indirectes ultra subventionnées (exemple de l’agriculture). Ces JV industrielles n’ont pas réussi à conquérir le marché concurrentiel algérien, pour des raisons de compétitivité autant que pour des raisons d’absence totale de connections entre le monde industriel étatique, un peu hors du temps, et l’univers de la distribution privée. Ces deux mondes n’interagissent pas.
Ces sociétés se retrouvent pour la plupart d’entre elles dans une impasse de business, leur marché accessible étant essentiellement supporté par la commande publique d’un État qui se trouve cruellement en manque d’argent.
7/ L’impossible sortie des devises
La spirale financière négative dans laquelle se trouve l’Algérie depuis quelques année a conduit les autorités à bloquer les sorties de devises, en raison du déficit abyssal de la balance de paiements du pays.
Les investisseurs étrangers n’ont pas d’autre option que d’accumuler des stocks de devises locales, exposées au risque de leur dévaluation.
8/ L’asphyxie des entreprises privées
Bien que l’économie algérienne soir peu diversifiée, ces vingt dernières années ont vu l’émergence de quelques très belles réussites de sociétés industrielles créées et développées par des entrepreneurs privés. Et ce principalement dans les secteurs pharmaceutique, agro-alimentaire ou dans le second œuvre du bâtiment.
Même si certaines d’entre elles emploient plusieurs milliers de salariés, 97 % des entreprises privées en Algérie sont des PME de moins de 10 salariés. Ces sociétés sont gérées par des entrepreneurs audacieux, et étonnamment téméraires au vu du « sac à dos » lesté de contraintes qu’ils doivent assumer au quotidien pour gérer leurs activités.
L’affaissement du niveau de confiance des entrepreneurs algériens se comprend : la paralysie de la machine administrative, l’allongement critique des temps de cycle des processus d’importation, l’accès au crédit, l’exportation devenue quasi inaccessible, les hausses de charges, etc… impactent très défavorablement la marche de cette partie de l’économie algérienne, qui était jusqu’à présent assez dynamique.
L’environnement des affaires demeure particulièrement « anxiogène » pour ces dirigeants de l’économie marchande (l’Algérie se classe au 159ème rang mondial sur 190 dans le classement Doing Business 2019).
9/ Les plus grands groupes algériens sont sans gouvernance opérationnelle
L’opération « mains propres » menée au cours de l’année 2018, et qui n’a pas convaincu totalement semble-t-il l’opinion, a pour conséquence fâcheuse de conduire les plus grands groupes industriels privés du pays comme Cevital, Condor, ETRHB… à se retrouver sans dirigeant. Des experts comptables ont été dépêchés par la justice pour le suivi des affaires courantes.
Outre le poids de ces groupes en termes de PIB et d’emploi dans l’économie non étatique, ces arrestations ont manifestement contribué à miner le niveau de confiance du patronat algérien. Le pays peut-il se le permettre ?
10/ L’affaiblissement continu de la rente pétrolière et gazière
Le secteur Oil & Gas représente en Algérie un tiers du PIB, 60 % des recettes de l’État et 95 % des recettes d’exportations en devises.
La compagnie pétrolière nationale, la Sonatrach, est depuis des années dans l’incapacité de mener les investissements permettant de découvrir des nouveaux gisements, compte tenu des prélèvements trop lourds que l’Etat algérien réalise sur ses bénéfices. La Sonatrach représentant le nerf de la guerre des ressources financières du pays, la pente glissante sur laquelle elle se trouve est peu réjouissante pour l’avenir du pays à moyen-terme.
Le gouvernement, pris de court, a décidé ces dernières semaines d’abroger la loi sur les JV 49/51 en ouvrant le secteur Oil & Gas aux investisseurs étrangers pour corriger la trajectoire de désinvestissement, mais bien trop tardivement.
11/ L’absence d’émergence de nouveaux pôles d’activités
A la différence d’autres pays du continent comme le Maroc, le Nigeria, le Kenya, la Côte d’Ivoire ou l’Éthiopie, dont les économies font émerger de nouveaux pôles d’activités (selon les pays : économie numérique au Kenya, offshoring informatique au Sénégal, retail au Maroc, activités créatives et services télécoms au Nigeria, développement du tourisme au Botswana, nouvelles activités industrielles en Éthiopie…) l’économie algérienne ne présente pas encore cette caractéristique.
12/ L’université est sinistrée
Faute de moyens et de réformes, l’université ne déverse pas sur l’économie algérienne les diplômés dont celle-ci a besoin pour se moderniser et se diversifier.
Incertitudes sur les élections
A ces facteurs mal orientés s’ajoute un contexte d’incertitude totale quant à l’issue des élections présidentielles algériennes de ce mois de décembre qui ne favorise pas l’investissement. Le ratio risques / leviers d’opportunités extrêmement défavorable conduit à une situation de risque pays de plus en plus élevé pour l’Algérie.
Produire un diagnostic globalement pessimiste n’est pas une finalité en tant que telle. Que souhaiter pour l’Algérie et pour les Algériens ?
-Des décisions importantes devraient être prises en Algérie pour ouvrir le pays et sortir l’économie de l‘impasse majeure dans laquelle elle se trouve:
-Ouvrir largement le pays aux échanges économiques avec l’Europe et le continent africain, particulièrement avec le Maroc.
-Démanteler les cartels sur les importations.
-Créer un environnement des affaires « acceptable » pour les entreprises , à défaut de satisfaisant.
-Engager des projets de diversification de l’économie à travers des coopérations bilatérales
-Développer massivement les ENR (énergies renouvelables) pour préparer une substitution au pétrole
-Reconstruire le système d’éducation et nouer des coopérations internationales pour développer des centres de formation
-Transformer radicalement la gouvernance politique du pays.
Ceci constitue une somme des prérequis essentiels pour redonner de l’air à l’économie de l’Algérie. L’ouverture de l’Algérie au reste du monde constitue un facteur majeur de pérennité pour l’économie du pays.
ICDM