C’est une très bonne nouvelle pour les secteurs privés africain et français. Le 21 mars, à la fin du Sommet de l’Union africaine (UA) dans la capitale du Rwanda, 47 * des 55 membres de l’UA ont signé la déclaration solennelle de Kigali relative à la création de la Zone de libre-échange continentale (ZLEC).
Le projet, qui doit encore être ratifié par les Parlements nationaux, n’est pas neuf, « mais c’est une véritable avancée politique, selon Étienne Giros, président délégué du Cian (Conseil français des investisseurs en Afrique). Un bémol, toutefois : deux autres textes ont été signés avant la déclaration finale, un accord de libre échange et un protocole sur la libre circulation des personnes. Or, le nombre de signataires est moindre : 44 pour le premier, 30 pour le second.
Une tendance au rassemblement
En outre, la mise en œuvre de la ZLEC demandera du temps – au minimum deux ans pour que les pouvoirs législatifs confirment la décision des exécutifs. Pour autant, ce marché commun intra-africain qui se met en place s’inscrit dans une tendance au rassemblement, que l’on avait déjà perçu en juin 2015 à Charm el-Cheikh (Égypte), avec la signature de la Zone de libre échange tripartie (ZLET) entre trois des grandes communautés régionales – le Marché commun de l’Afrique orientale et australe (Comesa), dont l’Égypte, la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC), dont le Kenya, et la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC), dont l’Afrique du Sud – soit au total 26 pays représentant un produit intérieur brut supérieur à 910 milliards d’euros.
Enfin, il aura fallu deux ans d’efforts pour que les consultations menées sous l’égide du président du Niger Mahamadou Issoufou depuis janvier 2016 débouchent sur les textes présentés à Kigali. L’UA estime que la mise en œuvre de la ZLEC permettra d’augmenter le commerce intra-africain de près de 60 % d’ici à 2022. La « régionalisation » serait aussi une opportunité pour le continent de sortir de l’économie de rente. « Souvent, les industries secondaires, de transformation ne s’installent pas en Afrique, à cause de l’étroitesse des marchés », constate Étienne Giros.
Les mieux placés : Afrique du Sud, Kenya, Égypte
Selon l’UE, le niveau de commerce intra-africain serait de l’ordre de 16 % à l’heure actuelle. Et d’après Moody’s, il représenterait entre 11 et 15 % des échanges globaux du continent entre 2008 et 2016, soit de l’ordre de 130 milliards de dollars en 2016. Avec la ZLEC, « c’est près de 750 milliards de francs CFA (supplémentaires) sur notre commerce extérieur », a ainsi calculé Alioune Sarr, le ministre du Commerce du Sénégal, un pays qui « fait entre 42 et 47 % de ses échanges sur le continent africain et importe autour de 18 % ».
L’agence de notation internationale juge assez logiquement que ce sont les économies les plus diversifiées et industrialisées, à savoir l’Afrique du Sud, le Kenya et l’Égypte, qui devraient le mieux tirer leur épingle du jeu. En consultant la liste des signataires des trois textes de Kigali, on s’aperçoit que seul Nairobi a paraphé la totalité. Le Caire et Pretoria n’ont pas conclu le protocole sur la libre circulation des personnes. L’explication résiderait dans les flux migratoires. L’Afrique du Sud, en particulier, recevrait de nombreux réfugiés économiques et politiques de sa zone depuis la fin de l’apartheid, ce qui ajoute aux difficultés sociales dans un pays déjà multiethnique (13 ethnies).
Pis, la nation arc-en-ciel n’a pas signé l’accord de libre-échange, ce qui est étonnant puisqu’elle a paraphé ensuite la déclaration solennelle. C’est d’autant plus étonnant qu’elle a pesé de tout son poids pour aboutir à un résultat, y compris pour déterminer le seuil minimum de pays devant ratifier les textes pour que l’accord final entre en vigueur. Le chiffre retenu est finalement de 22. Mais surtout le gouvernement de l’ANC (African National Congress), parti au pouvoir depuis la fin de l’apartheid, estime qu’il ne peut pas régler en moins de deux ans les questions juridiques ainsi posées et préparer les élections générales de 2019.
Reste que l’Afrique du Sud est une nation ouverte sur l’extérieur. Ainsi, depuis 1999, elle est liée à l’Union européenne par l’Accord bilatéral sur le commerce, le développement et la coopération (CDC) établissant une zone de libre-échange. « Les droits de douane n’y sont que de 6 % en moyenne », rappelle Axel Baroux, directeur Afrique du Sud, Afrique australe et orientale chez Business France. Cette ouverture du géant sud-africain n’est pas sans intérêt au moment où l’Inde se déclare prête à négocier un accord de libre-échange avec l’Afrique.
Les trois défis d’une Afrique intégrée
D’autres nations n’ont pas conclu l’accord de libre-échange. Pour Albert Manchunga, le commissaire de l’UA en charge du Commerce et de l’industrie, certains gouvernements ont besoin de mener des consultations internes avant d’adopter les différents textes. Le Bénin a ainsi annoncé qu’il souhaitait mobiliser auparavant sa sphère publique et privée.
D’après Moody’s, pour réussir son intégration régionale, l’Afrique est confrontée à un triple défi :
1/- Remédier au déficit d’infrastructures. Au cours de la dernière décennie, les divers gouvernements auraient investi au total 45 milliards dollars, alors qu’il en faudrait le double chaque année. Dans ce domaine, l’UA a réalisé une percée, lors de son Sommet de janvier à Addis-Abeba (Éthiopie), avec l’engagement de 23 pays à constituer un marché unique et libéralisé du transport aérien.
2/- Éliminer les barrières non-tarifaires, qui dissuaderaient les entreprises de se lancer dans le commerce international. La ZLEC peut aider à lever les barrières administratives. « N’oublions pas, martèle Étienne Giros, que le principal intérêt d’une zone de libre échange, ce n’est pas la fin ou la baisse des droits de douane, mais la simplification des procédures ».
3/- Financer les échanges. Moody’s avance, à cet égard, des chiffres évocateurs : 33 % seulement du commerce africain soutenu par les banques ; 90 milliards de dollars par an pour la demande de financement non satisfaite.
Pour mener de front et gagner ces différents défis, il faudra aussi du temps. Et, ce pour trois raisons :
1/- Les résistances seront très fortes au sein des administrations, Douanes ou autres, qui ont leurs habitudes.
2/- Certaines catégories de responsables y trouvent des avantages, notamment financiers.
3/- Certains États jouent une sorte de double jeu. En d’autres termes, ils se déclarent pour le changement, mais, en réalité, n’en veulent pas. Les gouvernements ne souhaitent pas être confrontés aux arbitrages qu’impliquera inévitablement la constitution d’un marché commun. En clair, pour que les échanges régionaux se développent, il faudra que chaque État accède à des spécialisations industrielles. Autant de décisions délicates, qui requièrent un consensus difficile à trouver tant aux niveaux national que continental.
Le Nigeria, grand absent du Sommet de Kigali
Jusqu’à présent, les capitales africaines sont plus habituées à se concurrencer via le rapport de la Banque mondiale sur la facilité à faire des affaires (Doing Business), avec le déploiement de nouvelles infrastructures et l’amélioration de leur organisation administrative.
Même à Dakar, où on appelle de ses vœux la constitution de la ZLEC, on estime qu’il faut agir avec une certaine prudence. « Notre processus d’ouverture commerciale doit aller avec la nécessaire protection des industries naissantes de notre pays, la nécessaire protection du système privé sénégalais », mettait en avant Alioune Sarr, après le Sommet de Kigali.
Enfin, un grand pays, comme le Sénégal en Afrique de l’Ouest, a refusé de signer la ZLEC et ce n’est pas le moindre, avec ses 190 millions d’habitants : le Nigeria. Le président Buhari ne s’est même pas rendu à l’invitation de Paul Kagamé, président en exercice de l’Union africaine, les Nigérians arguant du fait « qu’ils n’ont pas été consultés ». Le chef d’État ne se serait, en fait, pas déplacé après que le puissant syndicat NLC (Nigeria Labour Congress) ait assuré que cette initiative allait sonner « le glas » de l’économie du pays.
Un manque de leadership sur le continent
Au-delà du cas du Nigeria, c’est la question du leadership en Afrique et plus particulièrement de l’effet d’entraînement pour la réussite de ce grand projet qui se pose. L’UE pour constituer son marché unique, son union monétaire et adopter sa monnaie, l’euro, a dû attendre 45 ans. Il y avait un couple, la France et l’Allemagne, pour tirer. Pour représenter le moteur franco-allemand en Afrique, on ne voit aucune grande nation se lever.
Certains pensent que l’espoir pourrait venir de l’Est et des Grands Lacs. Il n’est pas certain que le Kenya, même avec l’EAC, puisse jouer seul ce rôle. Alors on pense naturellement à l’Afrique du Sud, avec son nouveau président Cyril Ramaphosa, successeur de Jacob Zuma. Et peut-être aussi à l’Égypte et au Maroc, dont l’intérêt pour l’Afrique au sud du Sahara grandit tous les jours. Mais pour l’instant, on ne voit poindre encore aucun leadership.
François Pargny
* liste des signataires de la ZLEC
Pour prolonger :
-Ouganda / Export : les opportunités du marché dans l’agriculture, l’énergie et l’eau
-France / Afrique de l’Est : opérateurs et patronat veulent réveiller l’appétit des entreprises
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Et aussi
– Rapport CIAN 2018 – Les entreprises internationales en Afrique
– Le Guide Moci « Où exporter en 2018 ? » avec plusieurs pays africains : Maroc, Égypte, Nigeria, Sénégal
Et nos articles sur le Forum Afrique 2018 Moci/Cian
-Forum Afrique Moci / Cian 2018 : la transition énergétique nécessite un mix de financements publics et privés
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