La mise en place de la plus grande zone de libre-échange du monde, la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf), dont l’accord a été signé par 54 pays africains (dont 47 l’ont ratifié*) est un chantier titanesque. Mais il progresse. Comme en témoigne les premières livraisons transfrontières pilotes effectuées sous son égide. Revue de détail.
(Mis à jour le 17 août)
Le 17 juillet dernier, la Tunisie a réussi sa première expédition au Cameroun dans le cadre de la Zlecaf, selon un communiqué publié le 18 juillet par le Centre de promotion des exportations (Cepex) tunisien. Il s’agissait d’une cargaison de 60 tonnes de résine, qui a été dédouanée au port autonome camerounais de Kribi (notre photo). Une première entre un pays d’Afrique du Nord et un pays d’Afrique centrale, dont s’est félicité le Cepex, qui y voit une étape décisive dans la construction de ce projet qui « offrira des opportunités d’échanges fructueux entre les pays participants et ouvrira la voie à un avenir prometteur pour l’intégration économique de l’Afrique. »
Concrètement, la Tunisie et le Cameroun font partie de sept pays participants volontaires à une initiative lancée en octobre dernier sous l’égide du secrétariat permanent de la Zlecaf, basé à Accra au Ghana, et visant à réaliser les premiers échanges commerciaux pilotes dans le nouveau cadre de la Zlecaf afin de peaufiner le nouvel environnement opérationnel, institutionnel, juridique et commercial créé par ce traité. Outre ces deux pays, y participent l’Égypte, le Ghana, l’île Maurice, la Tanzanie et le Rwanda.
« Une baisse des coûts de transactions en Afrique »
Cette opération pilote grandeur nature, l’une des rares effectuées avec succès à ce jour, montre que le très compliqué chantier de la Zlecaf commence à se concrétiser, cinq ans après la signature par 44 pays africains de l’accord formel portant sur la première phase des négociations, en mars 2018, et quatre ans après son entrée en vigueur (22 signataires l’ayant formellement ratifié), .
L’Union africaine en a d’ailleurs fait une priorité : l’année 2023 a été décrétée « l’année de la Zlecaf : accélération de la mise en œuvre de la Zlecaf ». Il est vrai que le continent en a un furieux besoin pour réduire sa dépendance au monde extérieur, diversifier son économie et accélérer sa propre industrialisation pour créer nourrir sa croissance.
La barrières tarifaires et non tarifaires au commerce sont très élevées sur le continent. Le montant moyen des seuls droits de douane est de 18 % pour les produits alimentaires et de 8 % pour l’énergie et l’industrie. Quant au non tarifaire (hors droits de douane), il pèserait 55 % en moyenne dans l’alimentaire et 44 % pour les biens manufacturés et les services.
D’après les premiers résultats d’études menées par la Commision économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA) et le Cepii, l’impact de la Zlecaf sur les économies du continent serait largement positif : grâce à la suppression des droits de douanes sur 97 % des produits et à la réduction de 50 % des barrières non tarifaires formelles, les échanges intra-africains bondiraient de 33 % d’ici 2045 et la part de l’Afrique dans le commerce mondial augmenterait de 14 à 24 %. En termes de PIB, le gain global serait de 1 point de PIB, soit 108 milliards de dollars (Md USD).
La raison ? « Une baisse des coûts de transactions en Afrique, c’est aussi simple que cela » répond Lionel Fontagné, économiste et universitaire, actuellement conseiller à la direction de l’Économie et de la coopération Internationale de la Banque de France, qui a présenté les premiers résultats de ces études lors d’un séminaire du Club Cepii sur la Zlecaf le 8 juin dernier.
Le point sur l’état d’avancement des négociations
Où en est-on du processus de construction de cette zone de libre-échange géante ?
Lors du même séminaire, un point précis a été livré sur les dernières avancées grâce à l’intervention d’un spécialiste français, Simon Mevel, économiste au Centre africain pour la politique commerciale de la Division de l’intégration régionale et du commerce de la CEA, basé à Addis Abeba, qui conseille les États africains sur la Zlecaf.
« C’est un projet très ambitieux et très large, a rappelé ce spécialiste en préambule de son intervention, puisqu’avec 55 États éligibles à cette zone de libre-échange, « c’est la plus grande du monde ». Ce qui explique la complexité et la lenteur de la mise en œuvre, qui doit s’étaler jusqu’à 2045.
D’après son exposé, deux grandes phases de négociations sont en cours depuis l’entrée en vigueur du traité : la phase 1 concerne la libéralisation du commerce de biens, de services et le règlement des différends et la phase 2 couvre pas moins de cinq protocoles portant notamment sur la politique de la concurrence, la protection des investissements, la protection de la propriété intellectuelle, le commerce numérique et la place des femmes et jeunes dans le commerce.
46 listes de concessions tarifaires livrées
Concernant la première phase, 46 listes de concessions tarifaires ont été soumises par les États participants. Nouveauté qui montre que l’Afrique profite des sauts technologiques en matière de transparence des accords internationaux : on peut vérifier en ligne les listes qui ont déjà été validées par le secrétariat de la Zlecaf grâce à la mise en place d’une plateforme dédiée, le e.tariff Book.
Dans le détail, ces listes couvrent trois catégories de produits : la catégorie A des produits sans restriction, soit 90 % des lignes tarifaires concernées ; la catégorie B des produits « sensibles », soit 7 % des lignes ; et enfin la catégorie C des produits exclus de l’accord, soit 3 % des lignes.
Cette publication des listes de concessions tarifaires, qui fixe donc pour chaque État participant les produits qu’il s’engage à libéraliser à 100 % et ceux qui feront l’objet de tarifs ou seront exclus, est une étape clé dans la mise en œuvre de la Zlecaf.
Un calendrier fixe des échéances précises : à partir de 2021, les PMA (pays les moins avancés) ont 10 ans pour libéraliser les échanges de la catégorie A (d’ici 2031), et 13 ans pour libéraliser ceux de la catégorie B (d’ici 2034). Les autres pays participants ont 5 ans pour libéraliser la catégorie A (autrement dit d’ici 2026) et 10 ans pour appliquer les dispositions prévues pour la catégorie B (d’ici 2031).
Les règles d’origine fixées pour 83,3 % des lignes tarifaires
La fixation des règles d’origine est un autre aspect clé des négociations de cette phase 1. Elle fixera en effet le cadre juridique pour déterminer si un produit peu bénéficier ou non des avantages de la Zlecaf en fonction de la part de valeur ajoutée réalisée sur le continent africain. Les négociations sont plus complexes, techniques mais aussi politiques.
D’après Simon Mevel, ces négociations sur les règles d’origine sont conclues pour 83,3 % des produits mais elles se poursuivent pour deux grands secteurs : l’automobile et le textile-habillement. Même si le spécialiste n’a pas donné de détails, l’on sait que les intérêts nationaux de certains États sont en effet en jeu, en fonction de leur degré de développement dans ces secteurs. On pense par exemple à l’Afrique du Sud pour l’automobile, certains pays du Nord et de l’Est du continent pour l’industrie textile.
48 listes d’engagement dans les services
Autre volet de cette première phase, le commerce des services. Dans ce domaine, les choses avancent également. Cinq catégories de services prioritaires ont été définies : finance, télécommunications, tourisme, transport et services aux entreprises. D’ores et déjà 48 listes d’engagement portant sur ces services prioritaires ont été livrées par les États participants.
Enfin, pour le mécanisme de règlement des différends, les négociations seraient bouclées, la création de l’organisme en charge n’attendrait plus que la nomination de ses membres.
Un mécanisme d’alerte sur le « non tarifaire »
Un obstacle épineux au commerce intra-africain est constitué par les barrières non tarifaires invisibles, expression policée pour désigner la corruption lors du passage aux frontières ou d’autres types de blocage plus ou moins formels. « Cela reste un problème » a reconnu Simon Mevel. Mais les promoteurs de la Zlecaf en sont bien conscients. D’où la mise en place, dans son cadre, d’un mécanisme en ligne de dénonciation des faits par ceux qui en sont victimes d’ores et déjà opérationnel sur un site dédié : www.tradebarriers.africa/. « Ce site présente déjà des exemples de problèmes résolus » a indiqué le spécialiste.
Les négociations de la Phase 2 en cours
Concernant les négociation de phase 2, les chantiers ne sont pas aussi avancés, selon les sujets. Comme déjà indiqué, elles portent sur un total de cinq protocoles, dont la politique de la concurrence, la protection des investissements, la protection de la propriété intellectuelle, le commerce numérique et la place des femmes et des jeunes dans le commerce.
Sur les trois premiers sujets -concurrence, investissement, propriété intellectuelle- les principes ont été adoptés mais il reste à faire tout un travail de nettoyage légal, a précisé Simon Mevel. Quant aux négociations sur le commerce numérique et les femmes et les jeunes, elles sont en cours.
En parallèle, des outils visant à faciliter les transactions intra-africaines se mettent en place, à l’instar d’un nouveau système de paiement /panafricains, le PAPSS, lancé début 2023 par la banque africaine d’import-export, l’Afreximbank, dont est actionnaire la Banque africaine de développement (BAD). Un Fonds d’ajustement de la Zlecaf, basé à Kigali, a également été mis formellement en place. Il a pour vocation de compenser, pour les États qui le souhaitent, la baisse des recettes douanières et autres pertes occasionnées par la mise en œuvre des nouvelles préférences tarifaires.
La route est encore longue selon le calendrier détaillé par Simon Mevel : il faut encore conclure les négociations de Phase 1 et 2, puis que les États participants mettent en place des comités nationaux qui mèneront les réformes et actions visant à intégrer les dispositifs du traité dans leurs droits nationaux. Cependant, lentement mais sûrement, le chantier de la Zlecaf avance. Les entreprises doivent sans tarder s’y pencher, si ce n’est déjà fait.
Christine Gilguy
*Su les 55 pays du continent africain éligibles, sept pays, à date, n’ont pas encore ratifié le traité Zlecaf : Bénin, Liberia, Libye, Madagascar, Somalie, Soudan et Soudan du Sud; tous les autres l’ont ratifié, à l’exception de l’Erythrée qui ne l’a pas signé.