Les augmentations de salaires, obtenues sous la pression des travailleurs l’an dernier, ont indéniablement accéléré des mouvements de délocalisation vers l’Asie du Sud-Est. À moyen terme, c’est le virage de Pékin pour une valorisation du « made in China » qui va peser sur la cartographie du sourcing.
Juin 2010. Yue Shou tripote son badge Foxconn qu’il porte en évidence autour du cou. « C’est d’argent dont nous avons tous besoin, lance-t-il nerveusement. La direction nous a promis 30 % d’augmentation. Nous verrons bien s’ils tiennent parole. »
Ce jeune travailleur migrant de 22 ans, originaire du Hunan, n’en dira pas plus. Il préfère rejoindre au pas de course son dortoir, perdu dans cette gigantesque ville-usine du district de Longhua, à Shenzhen, premier sous-traitant mondial en électronique (fournisseur pour Apple et Nokia notamment) qui emploie localement plus de 420 000 ouvriers. Avant de tourner les talons, tout juste avouera-t-il gagner chaque mois quelque 1 600 yuans (150 euros) contre 8 à 10 heures de travail quotidien, 6 jours par semaine.
Près d’un an après, les choses, dixit, « vont mieux, beaucoup mieux ». Chez Foxconn, « 85 % des ouvriers ont été augmentés », jure sur place Qiang Li, représentant de l’ONG américaine China Labor Watch (CLW). L’impact de la pression sur les salaires est « sensible », jure-t-il, même s’il estime que « les conditions de travail sont souvent inacceptables ».
Il n’empêche, la Chine, longtemps réputée « low cost », cherche aujourd’hui à accélérer son repositionnement, à la faveur d’un nouveau Plan quinquennal (2011-2015) qui, souligne un importateur français à Pékin, « fait la part belle aux industries de pointe et aux technologies de l’information ». Les autorités centrales promettent pour 2015 le bonheur (avant tout matériel) aux dizaines de millions de Yue Shou qui, depuis des années, triment en usine pour nourrir la croissance du pays. « La Chine est en pleine mutation », clament ainsi les caciques du régime. « Nous devons innover en matière de gestion, défendre les intérêts des ouvriers migrants » et, plus globalement, « améliorer la compétence de notre main-d’œuvre », reconnaissait enfin Hu Jintao, lors de la dernière session de l’Assemblée populaire nationale, en mars.
En résumé, fini les scandales liés à la qualité des produits – les jouets notamment –, l’heure est à la valorisation du « made in China ». Cette nouvelle approche a-t-elle déjà un impact sur les stratégies de sourcing en Chine et dans la région ? « Ici, en Chine, on ne produit plus aussi bon marché qu’avant », reconnaît Guillaume Bonadei, de la Chambre de commerce française en Chine. De plus en plus de donneurs d’ordre internationaux « se tournent vers l’Asie du Sud-Est, le Cambodge notamment ».
Les Chinois ne sont pas en reste, surtout depuis l’entrée en vigueur en 2010 des accords de libre-échange sur 7 000 produits (ce qui correspond à près de 90 % des positions tarifaires) entre la Chine et les pays de l’Asean (Association des nations de l’Asie du Sud-Est).
Les échanges entre l’empire et le Vietnam, par exemple, ont augmenté de 42 % en glissement annuel (23 milliards de dollars). Les premières à profiter de ce boom sont les PME vietnamiennes, devenues
sous-traitants de grands groupes chinois. La ville de Dongxing (province du Guangxi), frontalière avec le Vietnam, a par ailleurs achevé il y a quelques semaines la construction du plus grand marché transfrontalier (51 hectares, 2 milliards de yuans – environ 212 millions d’euros – dépensés). Les produits vendus sont dorénavant construits de l’autre côté de la frontière…
« De manière générale, en matière de sourcing, et en particulier de sourcing durable, les choses bougent », soutient depuis Shanghai Jacques-Alexandre Dufour, d’Achats Service, entreprise française spécialisée dans la recherche de fournisseurs en Chine. « Les grands groupes étrangers qui s’installent ici cherchent à diffuser leurs pratiques. La Chine n’est plus une exception. » La deuxième puissance économique du globe doit désormais s’aligner sur les standards internationaux : respect des normes, meilleure protection salariale, aides à la formation.
Reste que le pays, par sa taille et ses énormes disparités entre régions, est encore loin d’appliquer une politique homogène sur toutes ces questions. Ce qui peut être acquis dans la plupart des grandes usines du sud est ignoré dans les centaines de milliers d’ateliers disséminés dans tout l’arrière-pays. Surtout, sans liberté syndicale – les autorités ne tolèrent toujours que la centrale syndicale officielle, l’ACFTU (All China Confederation of Trade Union) –, « les choses avancent à petits pas », estime Liu Kaiming, spécialiste du droit du travail. « Les travailleurs ont besoin qu’on les respecte. Qu’on les paye mieux, certes, mais aussi qu’on les écoute et qu’on leur donne davantage de possibilités de s’organiser collectivement… ».
Deux importants sous-traitants de Disney, fabricants de peluches à Shenzhen, ont d’ailleurs été épinglés dans un rapport que CLW a publié fin 2010. On y apprend que les ouvriers accumulent chaque semaine jusqu’à 35 heures de travail supplémentaires, payées chacune 6,5 yuans (0,70 euro), qui viennent s’ajouter aux 48 heures légales !
Pierre Tiessen
Les nouvelles aspirations de la jeunesse ouvrière
« Je veux pouvoir acheter un appartement ici, trouver un mari. » Fang Li veut croire au changement. A 21 ans, cette ouvrière sans diplôme venue de son lointain Hunan travailler dans une usine de Shenzhen espère pouvoir vivre un jour comme « une Chinoise urbaine normale », dit-elle. Comme la plupart des jeunes travailleurs migrants, nés dans les années 1980 ou 1990, c’est en ville qu’elle veut s’installer. Ce qui est nouveau. « Je ne retournerai pas chez mes parents. Je veux pouvoir acheter un appartement ici, trouver un mari… » Mais avec ses 1 400 yuans (147 euros) de revenus mensuels, Fang Li sait aussi qu’un énorme fossé la sépare de cette jeunesse au col blanc, qualifiée et qu’elle côtoie en ville quand elle s’aventure en dehors de son dortoir. « S’ils arrivent à trouver un travail ici, à Shenzhen, les jeunes diplômés gagnent facilement 6 000 ou 8 000 yuans [633-843 euros] chaque mois, soupire-t-elle. Ici, tout coûte très cher. Les gens comme moi n’ont pas les moyens de vivre normalement… » Pour Fang Li, l’urgence, c’est donc le salaire. Travailler plus pour gagner plus… « Jusqu’à 60 heures par semaine », avoue-t-elle. Dès qu’elle le peut, elle cumule les heures supplémentaires, payées 8 à 10 yuans (0,84 à 1 euro) de l’heure, un barème fixé par son employeur et qui, assure-elle, n’a pas changé depuis des années.
P. T.
La ruée vers l’intérieur
Jugées trop chères, les provinces côtières de l’empire (Guangdong, Fujian, Zhejiang, etc.) sont peu à peu délaissées par les importateurs et sous-traitants au profit des régions moins prisées, là où pourtant sont concentrés, à en croire un diplomate européen en poste à Pékin, « d’énormes investissements publics ». C’est le cas du Henan, du Shaanxi, du Sichuan, de Chongqing, véritables réservoirs humains (ces provinces sont parmi les plus peuplées du pays). Foxconn a ainsi annoncé sa volonté de délocaliser une partie de sa production (300 000 emplois à la clé), à l’origine concentrée près de Shenzhen, dans le Henan d’où sont originaires une grande partie de ses ouvriers. Idem pour les unités Chine de HP et d’Intel qui s’installent au bord du fleuve Yangzi, à l’intérieur du pays. « La Chine monte en puissance et, dans le Sud, les salaires augmentent », note à Pékin un journaliste du Quotidien du soir. Il faut compter, en moyenne, 205 dollars par mois pour un ouvrier dans le Guangdong contre 114 dollars dans le Henan, selon le baromètre Asia Inspection de mars 2011.
Ce qui expliquerait pourquoi les donneurs d’ordre, les importateurs, « cherchent à produire dans des provinces moins prospères » mais qui, toutefois, « bénéficient de toute l’attention des autorités centrales ». Chengdu par exemple, capitale du Sichuan, est au cœur de la « Go West Policy », une politique de relance initiée par Pékin il y a une dizaine d’années. Avec un potentiel énergétique très important – gaz, électricité – et une position géographique originale – aux portes du Tibet, à proximité des grands axes menant à l’Asie centrale et à l’Asie du Sud Est –, cette mégapole de 11 millions d’habitants est devenue celle des grands défis industriels. Sur place, la France occupe le sixième rang des fournisseurs étrangers (premier investisseur européen). « Il y a à Chengdu un très bon niveau de sélection des techniciens et ingénieurs », reconnaissait, l’année dernière, le Français Jean-Louis Sauvetre, directeur de la SSAMC, joint-venture partagée entre la Snecma, la China Southwest Airlines et Willis Lease Finance, spécialisée dans la maintenance des moteurs d’avions. Une chose est certaine : c’est ici, loin des grands ports d’exportation, que s’installent de plus en plus de sous-traitants. Au cœur de « l’usine du monde »…
P. T.