L’Agence française de développement (AFD) considère l’Afrique dans sa globalité. « Nous ne la coupons pas en deux, Afrique du Nord, Afrique subsaharienne », a expliqué Rémy Rioux, le directeur général de l’AFD, qui introduisait, le 12 avril, à l’Institut du monde arabe (Ima), le colloque « Toute Afrique : les enjeux d’une approche continentale ».
L’agence qui organisait cette réunion, en présence du chef d’État de Guinée, Alpha Condé (notre photo), également président en exercice de l’Union africaine (UA), consacre 50 % de ses engagements au continent. Une part qui ne diminuera pas dans le futur, a confirmé le patron de l’AFD.
L’Afrique a toujours été « un espace de circulation est-ouest et nord-sud », a expliqué Felwine Sarr, économiste, écrivain et universitaire sénégalais, et « même au-delà de ses limites jusqu’en Europe, en Asie et aux Etats-Unis », reprenant ainsi les propos de Jean-François Bayart, politologue et chercheur français, sur « l’importance des diasporas ».
B.J. Kacou Diagou : « Le problème, pour nous entreprises, est politique »
Pourtant, si l’Afrique est une réalité géographique, elle n’est pas homogène. Construite aux lendemains des indépendances dans les années 60, l’UA « était un projet politique », a rappelé Jean-François Bayart. Reste que ses 54 membres se développent avec ses propres spécificités. Preuve en est que ces Etats ne respectent pas toujours, notamment pour des raisons internes, politiques ou économiques, les engagements qu’ils prennent, en particulier au sein des instances régionales auxquelles ils ont, pourtant, adhéré.
« Les bailleurs de fonds considèrent l’Afrique comme un tout. Ils ont bien compris. Le problème, pour nous entreprises, est politique », déplorait Bénédicte Janine Kacou Diagou, directeur général de Groupensia, une entreprise familiale ivoirienne dans la finance fondée en 1995, aujourd’hui active dans l’assurance et la banque dans la zone Cima (Conférence inter-africaine des marchés d’assurance), francophone, et au Ghana et au Nigeria, deux États membres anglophones de la Cedeao (Communauté économique et monétaire ouest-africaine). Selon elle, « on voit l’Afrique idéalement comme un tout, mais, dans la réalité, on doit voir chaque pays comme un territoire singulier ».
Ainsi, dans les assurances, malgré la Cima, à chaque fois que Groupensia s’est implanté dans un pays membre, il a été confronté à des règlementations nationales « en contradiction avec la loi supranationale », assure la dirigeante ivoirienne. Et dans la banque, la pratique est identique. En ce qui concerne les mouvements de capitaux, les freins au sein de la Cedeao sont « en contradiction avec les règles régionales ». De même dans la zone franc, parce que la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) « n’est pas celle de la zone d’Afrique centrale ».
Le secteur privé doit s’adapter à la réalité de marchés fragmentés
Pour faciliter dans ces conditions son intégration dans chaque pays, Groupensia investit dans des bureaux et attribue 30 % du capital à des locaux qui vont faciliter l’implantation sur place. Janine Kacou Diagou cite encore le cas du Nigeria qui a décidé du jour aux lendemains, en raison de l’intérêt de plusieurs groupes d’assurance étrangers pour le marché domestique de l’assurance, de les obliger à céder 51 % du capital de leurs activités locales à des Nigérians.
Selon Aziz Mebarek, cofondateur du groupe Africinvest, « si l’Algérie, par exemple, prend une loi sur l’investissement qui prévoit que les locaux disposeront d’une part de 51 % dans les projets internationaux, ce n’est pas un problème. C’est à nous de nous adapter. En revanche, il faut que ces lois soient prévisibles et ne faut pas changer la loi constamment ». Une entreprise comme la sienne, née en Tunisie il y a 25 ans, « si son développement n’avait pas été anticipé – nous sommes maintenant dans 25 pays – nous serions comme d’autres certainement morts, car nous serions restés sur nos marchés naturels, la Tunisie et la Libye, et on sait ce qui s’est passé dans ces deux nations », a pointé Aziz Mebarek.
Dans les télécommunications aussi, « les marchés sont fragmentés », a témoigné Ramon Fernandez, directeur général adjoint Orange Finance et stratégie, expliquant que le groupe français « offre des services universels, mais est obligé de les déployer localement, ce qui est un obstacle en termes d’efficacité et de services aux clients ». Pour s’adapter au mieux, Orange a créé des pôles régionaux. Par exemple, l’activité Équipement de réseaux est pilotée pour neuf pays à partir d’Abidjan et de Dakar.
Comment créer une dynamique gagnant-gagnant face à la Chine
La France, estime, pour sa part, le président du Medef, Pierre Gattaz, « doit s’inscrire dans la logique panafricaine ». Des « champions économique nationaux vont émerger, et qui deviendront continentaux ». Il « nous faut faire preuve d’humilité. Surtout pas d’arrogance ! », a prévenu le patron des patrons français, devant les quatre responsables économiques et politiques rassemblés à l’Ima. Pour accompagner ce mouvement irréversible, il convient alors de s’inscrire dès maintenant dans « une dynamique gagnant-gagnant », développer « la place centrale de l’entreprise » et « la place centrale due à la jeunesse », car, selon lui, « en Afrique, 60 % des chômeurs sont des jeunes ». Or, répète Pierre Gattaz, avant chacun de ses voyages en Afrique avec des délégations d’entreprises, « mes interlocuteurs africains me demandent à chaque fois où sont les Français ».
« La question qui se pose, d’après Karim El Aynaoui, le directeur général d’OCP Policy Center, à Rabat, est que l’Europe, dont la France, est prise dans les partenariats multiples, nationaux et multilatéraux » et que, « dans ces pays, il n’y a pas de conviction fondamentale comme en Chine du potentiel de développement de l’Afrique ». Le fondateur de ce think tank marocain estime que « tout l’enjeu des bailleurs de fonds et des États africains eux-mêmes est de contribuer à ce que Londres, Paris ou Berlin prennent conscience de la nécessité d’investir dans l’urgence de développement et que tous s’engagent à donner aux investisseurs la zone de confort dont ils besoin ».
« Les Chinois, eux, sont persuadés du potentiel de l’Afrique, parce qu’ils sont convaincus qu’il s’agit de la prochaine frontière de développement. L’industrie légère sort déjà de chez eux pour aller en Afrique ». Et c’est pourquoi, a-t-il encore averti, « ils viennent avec leurs propres financements pour investir dans les infrastructures – les ports et d’autres ouvrages ». Une stratégie continentale qui répond à l’initiative nationale de la Route de la Soie ou Obor (One Belt, One Road). « Les Chinois construisent ainsi un nouveau récit, ils sont pris les devants pour le partage avec les Africains », soutient encore Felwine Sarr. Aux Européens de réagir…
François Pargny