« 2020, c’est l’année de l’Afrique », a déclaré Didier Kling, le président de la CCI Paris Ile-de-France, en ouverture de la 9ème édition du Forum Afrique organisé le 7 février à Paris par Le MOCI en partenariat avec le CIAN (Conseil français des investisseurs en Afrique) sur le thème « Libre-échange en Afrique : quels enjeux ? ».
L’Afrique était l’an dernier sur le devant de la scène économique mondiale avec l’entrée en vigueur de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA), portée par l’Union africaine (UA).
Son ambition : éliminer les droits de douane sur environ 90 % des biens échangés, réduire les barrières non tarifaires et libéraliser les services entre les 55 États du continent. Un projet résolument à contre-courant de la tendance impulsée par les États-Unis de Donald Trump au repli protectionniste et aux politiques commerciales agressives.
Ce projet qui devrait porter les échanges intra-africains à 23 % d’ici 2023 contre 16 % actuellement est bien en ordre de marche et doit être opérationnel dès juillet prochain. Pour le continent, 2020 va donc « être une grande année », a déclaré à son tour Alexandre Vilgrain, le président du CIAN, en ouverture de cette nouvelle édition du Forum Afrique qui a accueilli 800 participants – dirigeants d’entreprises, responsables économiques, institutionnels.
Reste à savoir si la ZLECA est une utopie ou un projet raisonnable ? C’est à cette question qu’ont tenté de répondre les intervenants du premier panel animé par Christine Gilguy, rédactrice en chef du Moci (notre photo).
Nayé A. Bathily : « La ZLEC, c’est une réalité en puissance »
« Sans utopie, rien de grand ne se construit dans ce monde », a déclaré d’entrée Nayé Anna Bathily, responsable des relations avec les parlementaires au sein de la Banque mondiale. « Utopie peut-être, mais c’est une réalité en puissance », a-t-elle insisté.
Car celle qui figure dans la liste The 100 Most Influential Africans in the World publiée en 2018 par le New African Magazine, observe « un engouement réel » pour ce projet chez les parlementaires africains, malgré les élans nationalistes qui traversent certains d’entre eux. De fait, à l’exception de l’Érythrée qui n’a pas rejoint la ZLEC, 54 des 55 pays membres de l’UA ont signé l’accord de libre-échange et 27 l’ont ratifié. Mais pour que la Zlec fonctionne, « il faut une appropriation politique très forte », estime-t-elle.
De plus, sa mise en œuvre va demander du temps et ne sera pas homogène à l’échelle du continent. « Il va falloir être très, très, très patient, parce que tout le monde ne va pas profiter de la Zlec en même temps », a prévenu Nayé Anna Bathily. Ainsi, selon des études d’impact de la Zlec sur le commerce du continent financées par la Banque mondiale, « certains grands pays en profiteront assez vite », a-t-elle précisé. Les petites économies profiteront des avantages progressivement.
La Zlec fonctionnera si des normes sur les biens échangés sont mises en place
La Commission européenne suit de très près ce projet continental. Son unité Commerce international et secteur privé est aux premières loges à la Direction générale du développement et de la coopération (DEVCO).
Pour Axel Pougin de La Maisonneuve, responsable de l’unité Commerce international et secteur privé à la DEVCO, « il y a une raison évidente » à l’intérêt que porte Bruxelles à ce projet. « La ZLEC est le principal projet structurant de l’Afrique, de l’Union africaine, totalement approprié par les gouvernements africains », a-t-il livré. Néanmoins, estime-t-il, un des risques de ce projet, c’est que « la ZLEC fasse de l’Afrique encore plus que maintenant un terrain de jeu pour les entreprises chinoises ».
Pour éviter cette potentielle évolution, le continent doit appliquer des normes électriques, sanitaires et phytosanitaires sur les biens échangés. « L’Afrique n’a pas à être un déversoir de produits de mauvaise qualité », s’est insurgé Axel Pougin de La Maisonneuve. Selon lui, « un travail préparatoire doit être fait pour que la ZLEC soit une zone de libre-échange de haut niveau d’un point de vue normatif ».
Reste à savoir si la ZLEC remet en cause les accords de partenariat économique (APE) visant à développer le libre-échange entre l’Union européenne (UE) et les pays dits ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique). Pour Axel Pougin de La Maisonneuve, ce n’est pas le cas. Pour ce dernier, la politique d’APE de Bruxelles a justement donné aux pays africains la « capacité de négocier ». À la fin des années 90, avant les APE, « cette capacité de négocier, sauf exception, était très, très, limitée », a relaté le responsable de la Commission européenne. Avec les négociations des APE, « ces capacités de négocier ont été renforcées ».
En outre, grâce aux APE, « une progression très nette de la compréhension des intérêts commerciaux offensifs et défensifs de chaque pays, de chaque région », a été enregistrée chez les dirigeants africains. Plus largement, les APE sont « un point de départ avancé de la négociation de la ZLEC », a-t-il estimé.
L. Merzouki : « L’intégration régionale, c’est une nécessité »
Pays signataire de la ZLEC, « le Maroc a toujours été un fervent défenseur de l’intégration régionale », a exposé d’entrée Lamia Merzouki, directrice générale adjointe de Casablanca Finance City, une place financière publique-privée facilitatrice des investissements en Afrique. « L’intégration régionale, c’est une nécessité », a-t-elle soutenu. Mais « cette intégration doit passer par un développement endogène », a-t-elle nuancé.
Des groupes de travail au sein de Casablanca Finance City (CFC) planchent sur les opportunités de la ZLEC sur le long terme. La place financière a ainsi mis en place un cadre dédié pour faciliter les affaires destiné aux entreprises qui « ont besoin d’avoir une logique régionale », a dévoilé Lamia Merzouki. Ce cadre permet notamment une fluidité des capitaux. Ainsi, les membres de CFC (entreprises financières, sièges régionaux de multinationales, prestataires de services et de holdings) ont « l’entière liberté de gérer leurs avoirs en devise, ce qui facilite le business transfrontalier », a déroulé la dirigeante de CFC.
La place financière marocaine croit au projet de zone de libre-échange continentale et a signé à ce jour des accords avec 19 agences africaines de promotion des investissements implantées dans 19 pays africains.
Le manque d’infrastructures, une réalité du terrain pour CFAO FMCG & Agri
À l’inverse, Marc Bandelier, directeur général de CFAO FMCG & Agri, division du groupe CFAO spécialisée dans la production et distribution de biens de consommation courante en Afrique, se montre davantage sceptique sur les chances de réussite de la ZLEC. Un scepticisme lié à l’expérience du terrain, jalonnée d’obstacles au commerce.
En complémentarité de son vaste réseau de distribution sur le continent, le spécialiste de la distribution de produits automobiles, pharmaceutiques et de grande consommation – le groupe détient notamment la franchise BIC® pour les stylos et les rasoirs – a développé une activité industrielle. « Pour une raison simple, a expliqué Marc Bandelier. On fait face aujourd’hui à énormément de barrières dans le commerce intra-africain », a-t-il développé.
Outre les barrières douanières et celles liées aux normes, CFAO FMCG & Agri est surtout confronté au quotidien aux barrières liées aux infrastructures. Le groupe produit les jus de fruits de la marque allemande Capri-Sun dans son usine ivoirienne à Abidjan. Pour les vendre au Sénégal, il doit passer par Bamako au Mali. « C’est 3-4 jours de camion, ça coûte une fortune et ça coûte aussi très cher de passer par les ports », a déroulé Marc Bandelier.
Résultat, aujourd’hui, il revient plus cher à CFAO FMCG & Agri de produire ses jus de fruits en Côte d’Ivoire et de les exporter vers le Sénégal que s’il importait ces jus d’Europe pour les vendre sur le marché sénégalais.
En somme, le circuit de la distribution de produits de consommation courante est encore « empêché par des coûts très, très élevés » sur les transports terrestres et par des difficultés d’accès aux ports. La future zone de libre-échange continentale ne fonctionnera pas sans une logistique fluide.
Un projet « réaliste » pour le secteur des assurances
Le marché des assurances suit également avec intérêt ce projet de Zlec. Pour Laurent Gizardin, directeur international du courtier en assurance Ascoma, présent à travers ses filiales dans 26 pays d’Afrique, le projet de ZLEC est « réaliste ». Et pour cause, il fonctionne déjà dans le marché des assurances.
Ainsi dans les 14 pays* membres de la Conférence interafricaine des marchés d’assurance (Cima), la ZLEC « n’est pas une utopie », a-t-il affirmé. Ces États se sont mis d’accord pour créer un marché commun de l’assurance. L’objectif étant d’harmoniser les législations d’assurance et les réglementations nationales.
Le secteur privé encore peu associé au projet de Zlec
Le secteur privé est-il associé à ce projet continental dans cette phase de négociation qui implique surtout les gouvernements et ou se discutent des points clés tels que l’origine des produits ?
Pour Axel Pougin de La Maisonneuve, « le secteur privé est très peu associé aux processus de construction de la ZLEC ». À cet égard, il n’observe pas d’association « systématique » du secteur privé dans ce processus.
Un avis partagé par Nayé Anna Bathily, qui considère qu’« il faut vraiment créer des plateformes [digitales] de discussions avec le secteur privé ». Selon elle, le numérique est absolument clé dans la mise en œuvre de la ZLEC. « Il faut vraiment que l’on saisisse cette opportunité qui est celle du digital », a-t-elle insisté.
Quid du protectionnisme ?
Reste enfin la question du protectionnisme.
Sur ce point Marc Bandelier a soulevé une contradiction entre la volonté de création d’une zone de libre-échange et en même temps l’application par certaines économies du continent de barrières tarifaires. « On est au cœur d’une contradiction », a déploré ce dirigeant de CFAO.
D’un côté, les gouvernements africains appellent de leurs vœux à la création sur leurs territoires d’usines, en particulier pour la production automobile et pharmaceutique. De l’autre, « on sait très bien qu’un très grand nombre de pays d’Afrique centrale se protègent par des barrières douanières », a dénoncé le directeur général de CFAO FMCG & Agri. Ainsi, selon lui, les États africains ne sont pas « prêts à bouger vers la zone de libre-échange », a-t-il conclu.
Marc Bandelier estime que pour son secteur d’activité à savoir l’agroalimentaire, l’industrialisation et la structuration des filières agricoles prévalent sur la construction d’une zone de libre-échange.
Mais de manière générale, les intervenants ont été unanimes : les entreprises françaises doivent intégrer la ZLEC dans leurs réflexions stratégiques sur l’Afrique car cette future zone de libre-échange continentale devrait à terme donner une nouvelle impulsion aux échanges intra-africains. Des opportunités seront à saisir.
Venice Affre
*Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Centrafrique, Congo, Côte d’Ivoire, Gabon, Guinée, Guinée équatoriale, Mali, Niger, Sénégal, Tchad et Togo
Pour prolonger :
Consultez le Rapport CIAN 2020 – Les entreprises internationales en Afrique