Le Conseil et le Parlement européens sont parvenus à un accord, le 10 novembre dernier, pour renforcer le contrôle des exportations de biens à double usage et étendre la législation aux technologies de surveillance comme les logiciels espions.
Ces biens à double usage (civil et militaire) regroupent une multitude de pièces, d’instruments, de logiciels et de technologies susceptibles d’être utilisés tant à des fins civiles que militaires. En renforçant les systèmes de contrôle, la Commission cherche à éviter que des entreprises européennes puissent exporter ces outils vers un régime autoritaire.
Changement de cap
Avec ce règlement révisé, Bruxelles entend donc adapter son arsenal juridique à l’évolution rapide des technologies de surveillance, dont certaines échappent encore à tout contrôle. La modernisation du texte, datant de 2009, marque aussi un changement de cap dans la politique commerciale de l’UE, « moins naïve et recentrée sur ses valeurs » commente un collaborateur d’Ursula Von Der Leyen, la Présidente de la Commission.
Le respect des droits de l’homme servira désormais de critère majeur dans l’octroi des licences d’exportation. « Les intérêts économiques ne doivent plus primer sur les droits de l’homme », s’est félicité l’eurodéputé socialiste allemand Bernd Lange, Président de la très influente commission du Commerce international (INTA) au PE.
Simplifier et harmoniser
Autre objectif du texte révisé : simplifier et harmoniser en Europe les procédures d’octroi des licences d’exportation des biens à double usage qui restent du ressort des autorités nationales.
Le texte sur lequel se sont accordés les colégislateurs européens prévoit en effet « davantage de coopération entre les États membres dans le contrôle à l’exportation de ces biens et technologies » a insisté Peter Altmaier, le ministre allemand de l’Économie dont le pays assure actuellement la présidence tournante de l’UE.
La Commission a par exemple élaboré un programme commun, destiné aux différentes autorités nationales compétentes en la matière, pour améliorer leurs capacités et la formation de leur personnel.
Le nouveau règlement vise aussi à promouvoir des échanges électroniques sécurisés d’informations entre ces organismes au sein du bloc. Il renforce, enfin, les obligations des États membres, tenus de rendre public les rapports relatifs au contrôle des exportations des biens dits à double usage. Une façon d’accroître « la transparence du secteur, en particulier celui de la cybersurveillance », indique un communiqué du PE.
Des obligations de diligence étendues
Les exportateurs – soit toutes « les personnes physiques et chercheurs intervenant dans des transferts de technologie à double usage » – devront à l’avenir respecter « des obligations de diligence », a expliqué Valdis Dombrovskis, vice-président exécutif et commissaire au Commerce.
La Commission, qui collaborera de très près avec les représentants des États membres afin de veiller au renforcement des contrôles des exportations de ces biens, s’est également engagée à travailler plus étroitement avec l’industrie, « première ligne de défense pour se prémunir contre les proliférateurs et autres acteurs malveillants », a souligné le commissaire letton. Des actions d’informations seront ainsi menées auprès des entreprises concernées.
Et afin de développer une relation structurée avec le secteur privée, l’exécutif se chargera d’organiser des consultations spécifiques avec les différentes parties prenantes. « Les entreprises seront mieux associées aux décisions visant par exemple d’éventuelles modifications des systèmes de contrôle », précise une porte-parole de l’exécutif.
La liste des biens ou des destinations faisant l’objet de contrôles spécifiques pourra à l’avenir être modifié par la Commission, via une procédure simplifiée. Une façon de rendre ces systèmes plus souples et donc plus adaptés aux évolutions rapides du secteur.
Un premier jalon pour les biens de cybersurveillance
« C’est là un jalon posé par l’UE, puisque des règles d’exportation de technologies de surveillance ont été adoptées pour la première fois », s’est félicité Bernd Lange, négociateur en chef pour le PE.
Jusqu’ici, les biens de cybersurveillance n’étaient pas répertoriées comme des biens à double usage dans les régimes internationaux. Un flou exploité par certains États pour autoriser, sans licences d’exportations d’armes, la vente de biens utilisés à des fins militaires. Plusieurs scandales, révélés au cours de ces dernières années, ont convaincu les législateurs européens de dépoussiérer les textes en application, devenus obsolètes face à l’évolution des technologies de surveillance.
Une modernisation largement encouragée par les ONG qui jugent l’arsenal de contrôle actuel insuffisant pour éviter de nouvelles dérives. « La condamnation par les gouvernements de l’UE de la répression systématique exercée dans le Xinjiang sonne creux s’ils persistent à autoriser les entreprises à vendre les technologies qui risquent justement de rendre possible cette répression. Le régime européen de contrôle des exportations actuellement en vigueur ne fonctionne pas et ses brèches doivent être colmatées rapidement », a dénoncé récemment Merel Koning, responsable de la politique sur les technologies et les droits humains à Amnesty International.
Dans un rapport publié en septembre dernier, l’organisation met en cause trois entreprises installées en France, en Suède et aux Pays-Bas qui ont vendu à la Chine des systèmes de surveillance numérique tels que des outils de reconnaissance faciale et des caméras réseau. L’entreprise Morpho, qui fait aujourd’hui partie de la multinationale française Idemia, est notamment pointée du doigt pour un contrat décroché en 2015 « portant sur la vente d’équipements de reconnaissance faciale directement au Bureau de la sécurité publique de Shanghai ».
Mais elle loin d’être la seule. La même année l’entreprise italienne Hacking Team se retrouvait au cœur d’un scandale à la suite du piratage et de la publication de documents confidentiels. Ceux -ci semblaient attester que la société, avait vendu ses produits – des logiciels espion et des technologies de surveillance -, à plusieurs gouvernements autoritaires accusés de violations des droits de l’homme, parmi lesquels l’Erythrée et le Soudan.
Prise en compte des craintes de certains État exportateurs
Présenté en 2016 par la Commission européenne, la révision du règlement sur le contrôle des exportations des biens à double usage était loin de faire l’unanimité parmi les États membres. Mené par la Suède, un front de neuf pays – la République tchèque, Chypre, l’Estonie, la Finlande, l’Irlande, l’Italie, la Pologne et le Royaume-Uni – s’est rapidement mobilisé contre la proposition d’étendre la législation en vigueur aux produits technologiques.
Dans un document divulgué en mai 2018, ils estimaient que le texte sur la table risque de donner « l’image d’une Europe allergique à la technologie, un endroit où ne voudraient pas s’installer les pionniers mondiaux des générations futures ». L’autre motif d’inquiétude alors soulevé par Stockholm et ses alliés concernait l’absence de coordination avec les principaux partenaires de l’UE, notamment les États-Unis. « Sans mesures similaires dans les autres grandes économies, les contrôles des exportations européennes ne serviraient qu’à promouvoir le développement et la production de technologies pertinentes en dehors de l’UE », mettaient en garde les neuf États dans leur missive commune.
Des préoccupations que les négociateurs européens ont pris en compte dans la version finale du règlement révisé. Pour la Commission le texte fournit aussi « une base solide pour que l’UE puisse nouer le dialogue avec les pays tiers ».
L’objectif est double. Il s’agit d’abord de favoriser des conditions de concurrence équitables au niveau mondial. Mais aussi de renforcer la sécurité internationale grâce à des approches plus convergentes en matière de contrôle des exportations des biens à double usage.
Plus de quatre ans auront été nécessaires pour aboutir à l’accord, annoncé le 10 novembre dernier, entre les trois institutions communautaires. Un compromis à l’européenne qui, comme l’a souligné Peter Altmaier, permet « un juste équilibre entre le renforcement de la compétitivité de l’UE, la protection de nos intérêts en matière de sécurité et la promotion des droits de l’homme ».
Kattalin Landaburu, à Bruxelles
Pour en savoir plus : le lien vers le site de la Commission consacré aux biens à double usage : https://ec.europa.eu/trade/import-and-export-rules/export-from-eu/dual-use-controls/