Donald Trump avait instauré une politique commerciale agressive du bras de fer systématique et du « deal » bilatéral. Quelle sera celle de son successeur démocrate Joe Biden ? Un changement de style et de priorités assurément, mais au-delà, les intérêts américains resteront en tête de ses préoccupations. Jusqu’à quel point ? Que sait-on ? Qu’ignore-t-on encore ? Voici un décryptage exclusif, pour Le Moci, du programme et des déclarations du candidat Joe Biden sur les questions commerciales, signé par Corinne Vadcar, Analyste Senior Commerce international à la Chambre de commerce et d’industrie de Paris Ile-de-France (CCIP IdF).
Ce que l’on sait déjà
Trois lignes de son programme électoral donnent le ton de ce que pourrait être la politique commerciale du Président Biden au cours des quatre prochaines années : « poursuivre une stratégie fiscale et commerciale pro-américaine pour les travailleurs pour corriger les politiques néfastes de l’administration Trump et donner à nos fabricants et à nos travailleurs la juste chance dont ils ont besoin pour se battre pour des emplois et des parts de marché ».
La politique commerciale sera donc pro-américaine ; les intérêts nationaux seront promus comme ils l’ont toujours été. Seule une préoccupation sociale majeure sera intégrée parce que Biden estime que « Trump a dépensé plus d’énergie pour lutter pour les grandes entreprises que pour les travailleurs américains ».
– Le programme Made in America
Avec un programme intitulé « Made in America » qui vise à renforcer la force industrielle et technologique américaine, le Président Biden ne s’éloignera pas non plus du « Make America First » de Trump. Il faut lire, ligne par ligne, la plateforme électorale de Biden (https://joebiden.com/made-in-america/) pour comprendre que la différence avec son prédécesseur résidera dans le style et la facture et pas dans les objectifs.
La politique commerciale restera asservie à deux buts majeurs : encourager les entreprises à fabriquer aux États-Unis et contenir la Chine dont les « abus commerciaux » sapent la compétitivité et la créativité américaine.
– Priorité aux investissements nationaux
Parce que les investissements étrangers ont dépassé les investissements nationaux, la priorité sera donnée à l’investissement national aux États-Unis au moyen de diverses politiques, notamment fiscale.
De même, des outils majeurs – tels que le Buy American Act qui oblige le gouvernement américain à s’approvisionner auprès de fournisseurs américains, le contrôle des investissements étrangers ou encore les marchés publics – seront largement sollicités : le programme de Biden parle de rendre cette réglementation effective.
Constatant que les marchés publics attribués directement aux entreprises étrangères ont augmenté de 30 % durant le mandat de Trump, le candidat Biden a aussi annoncé un investissement de 400 milliards de dollars (Md USD) pour ces marchés ; l’amélioration de l’accès des entreprises étrangères aux marchés publics américains n’est donc pas à l’ordre du jour !
– Promotion des exportations
Par ailleurs, alors que la réduction des importations était le leitmotiv de Donald Trump pour réduire le déficit commercial, la promotion des exportations pourrait retrouver sa place dans le plan d’action de Joe Biden : « en 2019, le secteur manufacturier américain était en récession et la stratégie commerciale tant vantée de Trump avec la Chine a fini par contribuer à une baisse des exportations manufacturières américaines » estime ce dernier.
Les achats publics, en augmentant la force industrielle américaine, doivent aussi permettre de « gagner sur les marchés d’exportation mondiaux en croissance ». Il sera, en outre, intéressant de voir, au cours du mandat de Biden, si les outils et les organismes de soutien aux exportations (tels l’Eximbank) seront associés ou réactivés dans cet objectif.
– Pas de recours à l’arme tarifaire
Enfin, et c’est probablement là le plus important pour les partenaires commerciaux des États-Unis, la politique tarifaire – qui a vu les droits de douane passer de 3,5 à 8 % en moyenne (selon Euler Hermes) pendant la Présidence Trump – ne serait pas sollicitée, « la guerre commerciale spontanée de Trump et la phase 1 (sans substance) de l’accord avec la Chine ont été un désastre absolu » selon le nouveau Président.
Une politique d’automatisation et de digitalisation de l’outil productif devrait, en revanche, se substituer à la politique tarifaire. « Investissons intelligemment dans la fabrication et la technologie », telle est l’idée maîtresse du programme économique de Joe Biden ; autrement dit, la politique socio-économique va prendre l’ascendant sur la politique commerciale. Le candidat Biden a clairement dit, pendant la campagne électorale, que le Président sortant en avait fait un usage excessif pour régler les problèmes des Américains et de l’Amérique !
– Une fiscalité « verte » aux frontières
En revanche, on évoluerait vers une fiscalité verte aux frontières, Biden ayant explicitement affiché son souhait d’« appliquer une taxe d’ajustement carbone aux pays qui ne respectent pas leurs obligations climatiques et environnementales pour s’assurer qu’ils sont obligés d’internaliser les coûts environnementaux qu’ils imposent désormais au reste du monde ».
Ce que l’on ne sait pas
– La position sur la réforme et le rôle de l’OMC
Ce qui n’apparaît pas dans le programme de Biden, ni clairement, ni implicitement, c’est sa position vis-à-vis du système multilatéral ; à aucun moment, il n’est question de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ni même de toute autre institution internationale.
Ce sont davantage les « alliés » qui sont sollicités pour « moderniser les règles du commerce international et les réglementations nationales associées concernant les marchés publics afin de s’assurer que les États-Unis et leurs alliés peuvent utiliser leurs propres dollars pour stimuler les investissements dans leur propre pays ».
– La position sur la Chine et les Gafa
Joe Biden n’a pas non plus dit explicitement s’il choisira la voie multilatérale (via l’OMC) pour réformer les dispositifs de subventions étatiques et autres pratiques commerciales déloyales propres à certains gouvernements étrangers, la Chine en premier lieu.
Ce sont, là encore, les alliés qui sont mis en avant par Biden « pour faire pression sur le gouvernement chinois et autres pays à l’origine d’abus commerciaux pour qu’ils respectent les règles et les obliger à rendre des comptes lorsqu’ils ne le font pas ». Mais cela ne dit rien de la voie privilégiée pour ce faire.
La même question se pose s’agissant de la taxation des plateformes digitales (via l’OCDE), objet de désaccord entre Bruxelles et Washington.
-La relation transatlantique au service de l’agenda géoéconomique vis-à-vis de la Chine
Ce qui amène ici à la relation transatlantique car, d’ores et déjà, l’on comprend que celle-ci devrait impérativement, selon le vœu du candidat Biden, servir l’agenda géoéconomique des États-Unis dans leur volonté de contenir la montée en puissance de la Chine.
Le Président Biden entend « concentrer ses alliés sur la lutte contre la surcapacité dans les industries, allant de l’acier et de l’aluminium à la fibre optique en passant par la construction navale et d’autres secteurs, et se concentrera sur le principal contributeur au problème – le gouvernement chinois ».
– Quid de la relance d’un accord transatlantique ?
Cependant, la relance de la négociation pour un accord transatlantique que certains Européens souhaitent ardemment n’est pas explicitement apparue lors de sa campagne.
Certes, l’Europe devrait probablement s’attendre à plus de stabilité de la part de son principal partenaire commercial mais il est des pans d’une éventuelle discussion transatlantique (agriculture, marchés publics, taxe GAFA, etc.) qui vont être de plus en plus antinomiques avec ce que pourrait être le programme socio-économique du Président Biden. Les États-Unis pourraient bien entrer dans une large pratique de subventions venant en conflit avec les règles de l’OMC.
La posture que prendra le Président Biden dans le différend Airbus/Boeing qui oppose les États-Unis et l’Europe depuis de nombreuses années devrait donc se révéler un test, sachant que l’OMC a autorisé Bruxelles à mettre en œuvre des tarifs punitifs en représailles aux aides illégales à Boeing : les Européens ont décidé d’imposer des droits de douane (à hauteur de 4 Md USD) sur un large nombre de produits américains (jus d’orange, mélasse de sucre, tables de casino, appareils de fitness, algues recherchées, etc.) en contrepartie des taxes imposées sur des produits européens (tels les vins français, les fromages italiens, etc.).
– La réorientation des flux économiques et commerciaux
Plus largement, cette question transatlantique pose celle de la réorientation géographique des flux économiques et commerciaux des Etats-Unis.
Si Joe Biden ne cache pas sa volonté de réduire la dépendance américaine vis-à-vis de concurrents comme la Chine, il ne dit rien de sa stratégie commerciale avec l’Asie.
Seul le mot « alliés » invite à penser à des pays comme le Japon et l’Inde. La Vice-Présidente, Kamala Harris, d’origine indienne, pourrait aussi influencer sur ce plan. Mais il n’est pas dit que l’administration Biden entrera dans une logique d’accords commerciaux ou de partenariat.
– Quid de la stratégie technologique ?
Le programme de Biden ne dit rien non plus d’enjeux majeurs comme les infrastructures numériques, les réseaux ou encore les data. L’Amérique de Biden cherchera à conserver et conforter sa suprématie numérique à travers les services digitaux (cloud, plateformes de services…) et à rattraper la Chine dans des secteurs comme la 5G, l’intelligence artificielle, etc.
Les politiques d’innovation technologique et industrielle seront le moyen de redéfinir ou reconstruire des avantages comparatifs : Innovate in America prévoit ainsi un nouvel investissement de 300 Md USD dans la R&D et les technologies de pointe afin de créer des emplois de haute qualité dans la fabrication et la technologie à haute valeur ajoutée.
Les relations avec les acteurs de la Tech devraient aussi en être modifiées, y compris avec les start-up occidentales par une probable réouverture aux profils ‘high-tech’ dont le Président Trump a gelé les visas. Il se pourrait aussi que Joe Biden revienne à la neutralité du Net (principe devant garantir l’égalité de traitement de tous les flux de données sur Internet).
En revanche, peu d’informations filtrent sur la question du transfert et du traitement de data comme le Privacy Shield (autorisation de transfert de données personnelles entre l’UE et les Etats-Unis) invalidé, par l’Europe, en juillet dernier.
Sur tous ces dossiers, il faudra donc attendre la nomination du Représentant au commerce (USTR) pour avoir plus de visibilité ; si les Représentants au commerce sous l’administration Trump ont appliqué la doctrine du Président, le nouveau Représentant devrait plus largement participer à la construction de la politique commerciale et, selon son profil (vieux briscard, technicien ou personnalité montante), imprimer sa propre marque.
Quels enseignements tirer de ces premiers constats ?
Joe Biden devrait chercher à engranger les dividendes des ruptures stratégiques introduites par Trump.
On imagine mal le nouveau Président démanteler les droits de douane supplémentaires que son prédécesseur a instaurés, entre 2018 et 2019, sur les importations américaines en provenance de Chine d’autant que ces tarifs n’ont pas vraiment été sanctionnés par les votes d’États agricoles du Midwest américain.
La demande de rééquilibrage macro-économique faite par Trump à l’Europe (plus particulièrement à l’endroit de l’Allemagne) resterait valide. Enfin, la politique commerciale de Trump a, sur plusieurs dossiers (OMC tout particulièrement) mis les États-Unis dans une position de force que Biden aura tout intérêt à exploiter pour faire passer les intérêts américains (réforme de l’OMC et de son Organe de règlement des différends).
Le Président Biden devrait substituer d’autres méthodes, notamment un mix d’outils, anciens et nouveaux, commerciaux, juridiques et économiques, qui pourraient apporter plus d’efficacité, plus de transformations profondes. Le changement devrait surtout résider dans le style de Biden et dans les principes à l’adresse de son administration.
Il est certain que la politique commerciale ne fera plus autant l’objet d’une personnalisation comme cela a été le cas sous la Présidence Trump. Le style plus feutré de Biden pourrait permettre de restaurer l’image dégradée des États-Unis auprès de certains de ses alliés et partenaires commerciaux.
Mais les Européens auraient tort de penser que la Présidence de Biden va se traduire par une nouvelle « lune de miel » transatlantique : un style moins belliqueux ne veut pas dire moins ferme ou plus conciliant. Avec Biden, on devrait, en revanche, s’éloigner des pratiques de négociation qui ont fait la réputation du Président Trump – négociation « du fort au faible » et pression sur les alliés afin qu’ils définissent leur camp (Pékin ou Washington) – pour revenir à des formes plus classiques.
Sur le temps long de la politique commerciale américaine, on voit que le multilatéralisme et l’ouverture commerciale sont plus souvent l’exception tandis que l’unilatéralisme et le protectionnisme sont plutôt la règle. Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont rejoint le multilatéralisme à des fins géopolitiques.
Certes, l’Amérique de Biden n’apparaîtra probablement plus comme un membre actif du quadrilatère de chaos (Russie, Turquie, Chine et États-Unis) que décrit Mark Leonard (Directeur adjoint de l’ECFR). Elle sera probablement un membre passif au sens où Washington assisterait au délitement d’un système multilatéral qui appartient au monde d’hier sauf à ce que les « alliés » se rallient à la politique américaine de « containment » de la puissance chinoise.
A défaut, les États-Unis pourraient ne manifester que peu d’intérêt à la reconstruction du système multilatéral de demain et limiter leur intérêt dans la gouvernance collective du monde aux enjeux climatiques, voire sanitaires.
En guise de conclusion
La Présidence Biden aura deux préoccupations majeures : sociales et climatiques ; à travers les réponses qu’elle donnera, elle cherchera surtout à réconcilier l’Amérique fracturée ; mais, dans tous les cas, il y a, avec Biden, une fenêtre qui se ferme : celle d’une Amérique qui avait acquis sa prospérité par la globalisation des échanges commerciaux, économiques et financiers.
Ce que pourrait apporter la Présidence Biden, c’est peut-être une vision de l’économie et du commerce qui ne s’exonère plus de l’enjeu climatique, qui cherche à amener ses partenaires ou concurrents sur ce terrain et, le cas échéant, à reconstruire son leadership (https://joebiden.com/covid19-leadership/) sur cet enjeu crucial pour les États-Unis et le monde.
Corinne Vadcar,
Analyste Senior Commerce international
Chambre de commerce et d’industrie de Paris Ile-de-France