Avec Biden, « la politique commerciale américaine restera très ferme », selon P. Bensabat

Président du comité États-Unis des Conseillers du commerce extérieur de la France (CCEF), Paul Bensabat est installé depuis plus de 40 ans aux États-Unis. Serial entrepreneur et investisseur, comme il se qualifie lui-même sur son compte Linkedin, spécialiste du marché de l’alimentation et des retournements d’entreprises, c’est un fin connaisseur du monde des affaires américain. Il livre au Moci en exclusivité ses impressions sur les élections américaines, les perspectives de la première économie mondiale et la vision de Joe Biden sur la politique commerciale du pays.

Sénat : « si Joe Biden n’a pas de majorité, les deux tiers de son programme risquent de passer à la trappe »

Le Moci. Les médias américains ont donné Joe Biden gagnant des élections présidentielles tandis que Donald Trump a contesté les résultats et déposé des recours en justice. L’élection de Joe Biden est-elle certaine ?

Paul Bensabat.  Elle est très probable, mais pas totalement certaine. Donald Trump a fait carrière dans l’immobilier à New York, un milieu professionnel très dur, et il s’est montré très agressif lors de différents procès. Il est, comme ont dit en anglais, litigeous [ndr : procédurier en français ] et il est toujours possible de gagner un procès même si on a tort et inversement, de le perdre alors qu’on a raison.

Donald Trump a déposé de multiples recours devant la justice américaine pour contester les résultats et empêcher la victoire de son opposant, mais je crois qu’au bout du compte il perdra et que Joe Biden deviendra le 46^ème président des États-Unis, mais il n’aura peut-être pas les coudées franches pour appliquer son programme économique.

Lors de ces élections, les Américains ont également voté pour le Sénat, où les Républicains sont actuellement majoritaires. Les résultats de la Géorgie, qui doivent être annoncés en janvier, seront à cet égard cruciaux : cet État doit en effet élire deux sénateurs. S’ils sont démocrates, le Sénat, actuellement républicain, changera de majorité.

Cet enjeu est crucial car si Joe Biden n’a pas de majorité de son camp, les deux tiers de son programme risquent de passer à la trappe, y compris les mesures économiques. Je pense que l’on va vers un Sénat républicain et une majorité démocrate à la Chambre des représentants.

Ceci étant, Joe Biden travaille très bien avec le Congrès : c’est un homme de dialogue et de compromis. A l’inverse de Trump, dont la culture est celle du monde de affaires, il est « dans le métier » depuis près de 50 ans !

« L’élection probable de Joe Biden est positive, mais certainement pas autant que les Européens l’imaginent »

Le Moci.  Les Européens se sont globalement réjouis de la victoire du candidat démocrate dont ils attendent un apaisement des relations avec l’Union européenne. Qu’en sera-t-il selon vous ?

Paul Bensabat. Les Européens ont tendance à croire que tout va changer avec l’élection de Joe Biden. C’est à la fois vrai et faux.

Vrai car il va tendre la main à ses alliés et se poser en ami des Européens. Il a ainsi annoncé le retour des États-Unis dans les accords de Paris sur le climat et, à l’inverse de Trump il soutiendra l’Otan. A ce sujet, il mènera une politique qui est celle des États-Unis quel que soit le président, à savoir inciter les Européens à prendre leur protection en charge.

Sur le plan commercial, la question du blocage de l’OMC, qui est cruciale, trouvera peut-être une issue ainsi que celle des mesures de rétorsions dans l’affaire Boeing-Airbus. Mais ces sujets ne sont clairement pas prioritaires pour Joe Biden, dont l’agenda économique sera dans un premier temps dominé par la lutte contre la pandémie de Covid-19 et la relance de l’économie.

Il va se concentrer sur politique de Buy American [Ndlr : Acheter American] et la question des relations commerciales avec l’Union européenne mais aussi le reste du monde viendra dans un deuxième temps. Il y aura un radoucissement des relations avec l’Europe mais ne nous leurrons pas : la politique commerciale américaine restera très ferme. Les Américains ne se laisseront pas faire sur les GAFA [Ndlr : Google, Apple, Facebook, Amazon] par exemple : ces entreprises sont toutes basées en Californie, un Etat traditionnellement démocrate. Bref, l’élection probable de Joe Biden est positive, mais certainement pas autant que les Européens l’imaginent.

« Si un programme d’aides, actuellement bloqué, n’est pas rapidement mis en place, ça va être très dur »

Le Moci. Après des élections mouvementées, une crise sanitaire qui est loin d’être terminée et des manifestations raciales dans le sillage de la mort de George Floyd, dans quel état est aujourd’hui l’économie américaine ?

Paul Bensabat. Très clairement, Trump a perdu les élections en raison de son incapacité à gérer cette crise sanitaire. Il y a actuellement 150 000 nouveaux cas par jour et la situation varie beaucoup d’un État à l’autre.

Le Midwest, plutôt épargné jusque-là, connaît actuellement une forte hausse du nombre de cas, tout comme la Californie où l’épidémie avait pourtant récemment reculé et qui vient de passer la barre du million de cas.

La ville de New York s’en sort plutôt bien avec des taux de contamination bas grâce au confinement et à la fermeture de l’État mis en place par son maire démocrate ainsi qu’à la discipline des New Yorkais. En revanche, l’économie de la ville est aujourd’hui sinistrée. On estime, par exemple, que la moitié des restaurants ne rouvriront pas.

A l’inverse, en Floride, où l’activité économique a repris, les cas sont à nouveau en hausse. Il est probable que le maire de Chicago, dans l’Illinois, propose un confinement « volontaire » à ses habitants. Nous sommes aux États-Unis et « volontaire » n’a pas le même sens qu’en français : si cette mesure est mise en place 80 % des habitants resteront chez eux.

Partout aux États-Unis les entreprises sont sinistrées. Si un programme d’aides, actuellement bloqué, n’est pas rapidement mis en place, ça va être très dur.  

Le Moci. Y a-t-il une possibilité pour qu’un tel programme soit mis en place avant janvier ?

Paul Bensabat. J’imagine très mal Donald Trump aller négocier avant la fin de sa présidence l’injection de nouvelles aides avec Nancy Pelosi [Ndlr : actuelle présidente démocrate de la Chambre des représentants]. On ne peut pas dire que Trump soit très bon joueur d’une manière générale !

Le Moci. Certain de ses partisans non plus. Les médias du monde entier ont diffusé des images de villes barricadées en raison de possibles émeutes lors de l’annonce des résultats. Cette menace est-elle réelle ?

Paul Bensabat. Tout à fait réelle ! Des groupes radicaux soutenant Trump peuvent descendre dans la rue et cette peur de les voir déferler est très palpable partout aux États-Unis à l’heure actuelle. La crainte d’émeutes est particulièrement vive en Géorgie, dont les résultats du scrutin détermineront la future majorité au Sénat. C’est un État du Sud, où les tensions raciales sont très vives et où pourraient s’opposer des groupes radicaux pro-Trump et des milices afro-américaines.

Propos recueillis par Sophie Creusillet