En Normandie, cette toute petite entreprise sait faire de la mécanique un art premium en transformant l’acier en aiguilles ou bracelets pelote. Ce savoir-faire séculaire est reconnu dans le monde entier. Y compris des ménagères américaines qui plébiscitent les outils Bohin pour coudre leur patchwork.
Photo : Laurent Laguiseray (à droite), responsable Développement Ile-de-France chez Dachser, a remis le 3 décembre à Paris lors de la onzième cérémonie du Palmarès des PME & ETI leaders à l’international le prix Savoir-faire exportateur de l’année du Moci à Fabien Régnier, directeur commercial de Bohin France.
En janvier 2018, Audrey et Fabien Régnier ont racheté Bohin France, la dernière manufacture d’outils de couture en France, fondée dans l’Orne par Benjamin Bohin en 1833. Le Made in France en matière d’aiguilles ou de bracelets pelote rayonne ainsi encore dans le monde entier. Les ménagères américaines, adeptes du patchwork – technique consistant à assembler des morceaux de tissus de couleurs différentes – sont folles de ses petites pochettes au drapeau tricolore. À Paris, la statue de cire de Jean-Paul Gauthier au musée Grévin est « accessoirisée », avec au bras, un bracelet pelote de la maison Bohin.
Pourtant, la vie d’une grande maison en savoir-faire, mais petite en taille (environ 4 millions d’euros de chiffre d’affaires, selon les années), n’est pas toujours simple. La société a été mise en liquidation judiciaire en 1997. Fort heureusement, le directeur commercial de l’époque, Didier Vrac, l’a reprise à la famille. Il l’a relancée en misant notamment sur l’export.
Un chiffre d’affaires international en hausse de 37,6 %
Didier Vrac a donc cédé l’entreprise en 2018, une année difficile pour le jeune couple, en raison d’une baisse de l’activité au Moyen-Orient. Mais depuis, la PME de 38 salariés (à 75 % des femmes) a relevé la tête. Son chiffre d’affaires à l’international à fin septembre 2019 s’est élevé à 0,76 million d’euros, soit une hausse de 37,6 % en glissement annuel. Près de 26,6 % des ventes ont ainsi été réalisées dans 37 pays, notamment les États-Unis (50 % de l’export).
« Quand Didier Vrac, qui avait embauché Audrey pour diriger le musée de l’entreprise et la visite de ses ateliers de fabrication, a voulu se retirer, nous avons plongé parce que c’était un savoir-faire français et atypique », explique Fabien Régnier, 34 ans.
« Le projet nous plaisait », poursuit cet ancien directeur d’agence bancaire, aujourd’hui directeur commercial de la société dirigée par son épouse, 33 ans. Si le savoir-faire de la manufacture, son ancienneté et le milieu artistique dans laquelle elle évolue ont joué le rôle d’aimants, le rayonnement international n’est pas non plus étranger à l’intérêt du jeune couple.
Deux mois et 27 étapes pour fabriquer des aiguilles
« Notre métier, précise le directeur commercial, c’est de travailler le fil d’acier. Et la clé d’entrée, c’est l’aiguille. Nous partons de la bobine d’acier et allons jusqu’à la mise en pochette ». Soit deux mois pour réaliser 27 étapes : huit pour transformer la matière première, onze pour donner sa qualité à l’aiguille et huit encore pour la contrôler à la main et l’emballer.
Aujourd’hui, la PME normande produit en propre 400 à 500 références dans le textile (aiguilles, épingles, bracelets…), mais elle recourt au savoir-faire de partenaires internationaux. Son offre comporte ainsi au total 2 300 références dans le textile et 150 références dans la papeterie (trombones…).
« Comme nous sommes sur un positionnement premium, nos partenaires doivent répondre à notre charte de qualité. Par exemple, nous vendons de la craie minérale du Japon, parce que s’y trouvent les meilleurs fabricants », assure Fabien Régnier. Quand Bohin France fabrique aussi des épingles ultra-fines à tête de verre, « le verre, c’est du Murano, parce que c’est ce qu’il y a de meilleur », martèle son directeur commercial.
Bientôt labellisée Entreprise vivante du patrimoine (EVP)
Preuve de son savoir unique, Bohin France doit recevoir en janvier prochain le label d’État Entreprise vivante du patrimoine (EVP).
« Certains de nos employés travaillent ici depuis vingt ans et nos machines ont entre 50 et 200 ans. Quand je vous disais que c’est un savoir-faire atypique, c’est que c’est une industrie d’un autre temps », insiste Fabien Régnier, qui ajoute : « il n’y a pas d’informatique, d’électronique, c’est de la mécanique, du bon sens, de la patience, de la logique. Quand il fait trop froid, la graisse durcit, ce qui dérègle les machines. Quand il fait trop chaud, elle fond, ce qui crée aussi du jeu. Il faut régler. On refait aussi des pièces, quand ça casse. Nous détenons également un stock de pièces, car nous disposons d’un cimetière de machines datant de la grande époque ».
Aujourd’hui, la société dispose d’un stock de produits finaux d’un an, ce qui lui apporte un certain confort. « La formation se fait sur le tas. Nous recherchons des passionnées de mécanique, de vieilles voitures, mais nous n’aurons pas besoin d’embaucher dans la production d’ici cinq à six ans », confie Fabien Régnier. Pour autant, pour moderniser son image, la PME a recruté en 2018 une directrice artistique et en 2019 un chef de projet digital.
Une succursale aux États-Unis
À l’export, Bohin France va se doter d’ici septembre d’une succursale aux États-Unis, sans doute à Chicago, pour au moins trois raisons : la position relativement centrale de cette ville aux États-Unis, la tenue d’un grand salon du patchwork et la proximité de plusieurs de ses grands clients.
L’objectif d’une implantation légère (sans salarié) aux États-Unis, sera double : accéder plus facilement au réseau bancaire ; et surtout, mettre un stock à la disposition de prestataires spécialisés dans l’envoi de colis et palettes. « Nous pourrons ainsi toucher les clients – des grossistes – dont les volumes d’achat insuffisants ne justifient pas un départ France », révèle Fabien Régnier.
À ce jour, Bohin livre depuis l’Hexagone huit gros clients américains. « Les États-Unis sont un marché spécialisé dans le patchwork (quilting, en anglais) très exigeant, très qualitatif. Les conseils qui nous y sont donnés sont toujours très positifs. Nous y améliorons, diversifions nos productions et argumentaires », se félicite Fabien Régnier.
D’où l’importance d’une présence régulière sur les grands salons américains Road2Ca, à Ontario, International Quilt Market & International Quilt Festival, à Houston, et Quilt Expo, à Madison. Un des intérêts de ces grands rendez-vous professionnels est d’être en contact direct avec les merceries américaines.
De la jeunesse dans la mercerie
Autre grand évènement incontournable, cette fois-ci en Allemagne, H&H Handarbeit, le Salon professionnel international pour le travail manuel et le hobby, qui présente les tendances dans la fabrication d’objets en tissus à Cologne. Une occasion privilégiée de proposer ses nouveautés. Lors de la dernière édition en mars 2019, Bohin France a dévoilé sa nouvelle collection d’outils (aiguilles, mètres, porte-ciseaux, écussons…) autour du thème marin.
« Depuis deux ans, se réjouit son directeur commercial, nous mettons de la jeunesse dans la mercerie. Nous faisons du neuf avec du vieux, mais du bien pour communiquer avec les jeunes clients, à 99 % des femmes ». Les salons permettent ainsi de le faire savoir.
François Pargny