Après cinq années de blocage au Conseil européen, la proposition de la Commission européenne d’imposer aux entreprises multinationales la publication de leurs données comptables pays par pays, a finalement été adoptée par les États membres le 3 mars dernier. Un projet destiné à introduire une plus grande transparence fiscale et à rétablir l’équité avec la fiscalité des PME.
Mise sur la table en 2016 par la Commission Juncker – après le scandale des LuxLeaks, qui révélaient des accords fiscaux ultra généreux conclus entre le fisc luxembourgeois et des grandes entreprises – la directive sur le reporting pays par pays a pour objectif de renforcer la transparence fiscale des entreprises multinationales et répondre ainsi aux attentes de plus en plus pressantes de l’opinion publique européenne en ce sens.
Comment ? En imposant aux grandes entreprises disposant de filiales dans différents pays et dont le chiffre d’affaires dépasse les 750 millions d’euros annuel, la publication de leurs chiffres – chiffre d’affaires, bénéfice, impôts payés, nombre d’employés – dans chaque pays où celles-ci ont des activités.
Renversement des rapports de force
Poussé depuis des années par la société civile, et certains groupes politiques au Parlement européen (PE), la proposition s’est toutefois longtemps heurtée à un groupe composé d’une dizaine d’États membres dont le Luxembourg, Chypre, Malte, l’Irlande, la Suède et l’Autriche.
Principale raison invoquée : la divulgation obligatoire des données risque de révéler des secrets commerciaux sensibles.
Sur le plan juridique, la décision de la Commission de traiter le dossier via le droit des sociétés – dont l’adoption requière la majorité qualifiée, contrairement aux affaires fiscales qui ne peuvent être décidés qu’à l’unanimité des 27 – a également donné lieu à une longue bataille entre juristes freinant, pendant plusieurs années, toutes les chances d’aboutir à une solution négociée.
Sous pression au niveau national pour sa positon jugée ambigüe sur le sujet, le Portugal – qui a pris les rênes de la présidence tournante de l’UE le 1er janvier dernier – a rapidement remis le dossier au menu des discussions techniques. Le changement de cap de l’Autriche, au sein de sa nouvelle majorité, et les campagnes d’informations menées par les défenseurs du texte, ont abouti à un renversement des rapports de force au sein du conseil.
Débats autour du secret des affaires
Les Néerlandais, soucieux de rendre obligatoire la ventilation pays par pays, également pour les États en dehors de l’UE, ont accepté de remettre cette discussion à plus tard afin de faire avancer le dossier.
Autre point sensible : la demande des entreprises de différer de plusieurs années la publication de leurs informations lorsqu’elles estiment qu’une telle publicité risque de les mettre dans une position désavantageuse face à des concurrentes qui ne sont pas soumises aux mêmes obligations. Si cette disposition a été actée par le Conseil, elle ne fait pas l’unanimité mais pourrait évoluer au gré des négociations futures.
Et si les Irlandais ont bien tenté de rallier une série de pays contre le compromis de la présidence, au nom du « précédent dangereux », le compte n’y était pas. Malgré l’abstention des Allemands et des Luxembourgeois, la majorité qualifiée a été atteinte donnant mandat à la présidence portugaise, le 3 mars dernier, pour poursuivre les négociations avec les autres institutions communautaires.
Équité avec les PME
La portée de la directive dépendra donc des discussions en trilogue – menées par des représentants du Conseil, de la Commission et du Parlement européen – entamées ce lundi 29 mars à Bruxelles.
« Le Parlement a présenté sa position en 2017, reconfirmée ensuite en 2019. Nous sommes prêts ! », a commenté l’eurodéputée autrichienne socialiste, Evelyn Regner, rapporteur sur le dossier.
Rappelant que le manque à gagner, créé par l’évasion fiscale, est estimé à plus de 70 milliards d’euros par an, elle souligne les principaux avantages du reporting pays par pays. « C’est avant tout un instrument de transparence car le public a le droit de savoir où les multinationales génèrent des profits ».
Mais c’est aussi « une garantie de concurrence équitable pour les petites et moyennes entreprises », indique l’élue autrichienne. « Nous avons besoin de toute urgence d’une transparence financière significative pour lutter contre l’évasion fiscale et le transfert des bénéfices. La confiance des citoyens dans nos démocraties dépend de la contribution de chacun à la relance », a renchéri Iban Garcia Del Blanco (S&D, Espagne), l’autre négociateur du PE.
Business Europe freine le projet
La position adoptée au sein de l’hémicycle va plus loin que la proposition initiale de la Commission, présentée en avril 2016.
Pour les eurodéputés, les données demandées aux multinationales devraient être présentées séparément, également pour chaque juridiction fiscale en dehors de l’UE. Deuxième exigence : le rapport annuel devra être public et gratuit et déposé dans un registre géré par l’exécutif européen.
Le PE a aussi déposé une clause de sauvegarde pour les données sensibles. Les multinationales seront donc autorisées d’omettre temporairement des informations si leur divulgation risque de porter préjudice à leurs positions commerciales.
Enfin, les élus plaident pour la publication d’informations supplémentaires dans leur rapport annuel, « afin d’obtenir un aperçu plus complet de leurs activités », précise Evelyn Regner. Parmi celles-ci devront aussi figurer des détails sur le nombre d’employés à temps plein, les actifs fixes, le capital déclaré, le traitement fiscal préférentiel ou les subventions publiques.
« La position entre les différentes institutions diffèrent certes mais elles ne sont pas si éloignées », confiait au Moci Iban Garcia Del Blanco. Un optimisme affiché qui s’accompagne toutefois de certaines mises en garde. « Notre mandat politique est solide, nous n’accepterons pas de voir le texte dépouillé de ses principaux objectifs. »
Outre l’Irlande, vent debout contre ce nouvel outil de transparence fiscale, les négociations risquent aussi d’être freinées par le lobbying des représentants de Business Europe. Opposée à la directive, l’organisation patronale européenne a en effet contribué à retarder son adoption au Conseil. Et promet de faire de même lors des trilogues actuellement engagés, dernière étape, peut-être, avant l’adoption définitive de ce texte controversé.
Kattalin Landaburu, à Bruxelles