Après l’adoption en décembre 2012 du « paquet brevet » par les ministres de l’Industrie et le Parlement européen, l’Union européenne va pouvoir enfin se doter, après 30 ans de négociation, d’un système de brevet unique européen. Kerstin Jorna, directeur en charge de la propriété intellectuelle au sein de la DG Marché intérieur et Services financiers à la Commission européenne, explique au Moci ce que les entreprises, notamment les PME, pourront tirer du nouveau système en gestation.
Le Moci. Après plusieurs décennies de négociations un accord a finalement été conclu. A qui profitera, en premier lieu, ce compromis durement arraché ?
Kerstin Jorna : Toute l’Europe sera bénéficiaire de cet accord. Les PME bien sûr, qui doivent aujourd’hui faire face à des coûts prohibitifs pour déposer leurs brevets au sein de l’UE. Celle-ci, comme les grandes entreprises, profiteront, en outre, d’une plus grande sécurité juridique grâce à la mise en place d’une juridiction unique chargé de trancher en cas de litiges. Le brevet est un « deal ». Les inventeurs ou les entreprises qui déposeront leur dossier recevront un brevet exclusif pendant vingt ans et l’Office européen des brevets (OEB) devra ensuite le publier, une publication qui sera traduite dans toutes les langues des pays qui ont signé l’accord (NDLR : l’accord sur le brevet unitaire a été signé par 25 pays sur les 27 de l’UE dans le cadre d’une « coopération renforcée. L’Italie et l’Espagne n’ont pas validé le compromis obtenu).
« Les coûts liés à la traduction devraient passer de 36 000 à 5 000 euros environ »
Le Moci. A combien sont évalués les économies qui seront réalisée une fois que le brevet unitaire entrera en vigueur ?
Kerstin Jorna : Les coûts liés à la traduction devraient passer de 36 000 à 5 000 euros environ. Actuellement ces coûts varient fortement d’un Etat à l’autre, or il est essentiel que le prix d’un brevet reste abordable, en particulier pour les PME, et comparable à ceux pratiqués aux Etats-Unis ou au Japon. Parmi les grands offices qui délivrent les brevets dans le monde, celui de l’UE, l’OEB, est premier de la classe en termes de rigueur de l’examen effectué pour chaque dossier. Et plus l’examen est sérieux, plus la sécurité juridique est garantie.
Le Moci. Avec ce brevet l’UE est-elle susceptible de rattraper son retard de compétitivité sur les Etats-Unis ou le Japon ?
Kerstin Jorna : Pour améliorer leur compétitivité, les entreprises européennes ont besoin d’une boîte à outils plutôt que d’un instrument unique. Le brevet unitaire fera partie de cette boîte à outils mais nous travaillons à l’amélioration de toute la chaîne, de l’invention à la mise sur le marché. Une fois un produit breveté, par exemple, il doit donner lieu au développement d’un prototype, ce qui suppose l’accès aux financements, aux investissements. En ce qui concerne le futur brevet unitaire, l’accord obtenu en décembre prévoit la mise en place d’une juridiction très spécialisée : les juges seront en effet spécialistes en matière de brevet mais aussi sur ses différents aspects techniques.
Les dépôts se feront à l’Office européen des brevets
Le Moci. Concrètement, comment devront procéder les entreprise/particuliers souhaitant protéger leurs inventions ?
Kerstin Jorna : Une entreprise qui veut déposer son brevet devra se rendre à Munich, au siège de l’OEB et décrire les différentes caractéristiques de son produit sur lesquelles elle souhaite obtenir une exclusivité. Deuxième étape : la demande d’une protection unitaire, c’est à dire d’une protection valable dans les 25 pays signataires de l’accord. Le dépôt du brevet à l’OEB pourra se faire dans n’importe quelle langue de l’UE mais la demande sera traduite ensuite, si nécessaire, dans une des trois langues de travail de l’Office, l’anglais, le français ou l’allemand, au choix du demandeur.
Le Moci. Quelles sont les textes inclus dans le « paquet brevet » ?
Kerstin Jorna : Ce paquet global comprend trois textes distincts. Le premier crée le brevet unitaire, le second concrétise l’accord sur le régime linguistique et le dernier, enfin, vise à la mise en place d’une juridiction unique.
Le Moci. Le texte créant une juridiction unique a donné lieu a une passe d’armes entre la France, l’Allemagne, et le Royaume-Uni qui se disputaient le siège de cette juridiction. Quelle a finalement été la solution retenue ? Ce compromis ne complique-t-il pas la donne pour les entreprises ?
Kerstin Jorna : Oui et non. L’avantage du compromis obtenu c’est qu’il permettra, comme je l’ai déjà souligné, une grande spécialisation des juges, à la fois juges juridiques et juges techniques. Ainsi le siège central sera à Paris et les clusters spécialisés à Londres et à Munich. Celui de Londres sera compétent dans le secteur de la « chimie, médicaments inclus », et dans celui des « besoins humains ». Celui de Munich traitera des litiges pour les brevets liés à « l’ingénierie mécanique ». Le siège à Paris sera quant à lui spécialisé dans les domaines de « l’exécution d’opérations, transport » de la « physique », de « l’électricité », du « textile et papier » et de la « construction fixe ».
Le Moci. Le groupe Nokia et BAE Systems ont rédigé une note commune le 10 décembre 2012 à l’attention des eurodéputés, leur demandant de ne pas adopter ce paquet brevet. Pour eux, le nouveau système sera loin de favoriser l’innovation et créera même un « forum shopping » dans lequel les entreprises pourront choisir le tribunal de leur choix. Qu’en pensez-vous ?
Kerstin Jorna : Je ne comprends pas cette critique. Aujourd’hui il existe 27 juridictions. Demain il en existera une seule. Comment peut-on qualifier cet énorme pas en avant de « forum shopping »? De plus, cette juridiction sera hautement qualifiée et spécialisée non seulement en fonction des besoins juridiques mais aussi techniques, ce qui n’est pas le cas partout. Beaucoup de critiques ont été faites par ceux qui imaginaient un système idéal. Avec 25 Etats signataires de l’accord ce sont également 25 systèmes juridiques distincts et 25 conceptions du système idéal. Il fallait donc trouver un compromis qui satisfasse tout le monde. Faute d’être parfait, cet accord améliore considérablement la situation.
Le Moci. Quand la nouvelle législation entrera-t-elle en vigueur ?
Kerstin Jorna : L’ambition politique du Commissaire Michel Barnier est d’accorder un premier brevet unitaire en avril 2014. L’année 2013 sera celle de sa mise en
œuvre et pour cela 13 Etats au moins sur les 25 participants doivent mener à terme le processus de ratification par leurs parlements nationaux. La balle est désormais dans le camp des Etats membres mais nous veillerons à ce que les objectifs soient atteints.
Propos recueillis à Bruxelles par Kattalin Landaburu
Pour aller plus loin :
Le site de l’OEB : http://www.epo.org/law-practice/unitary/unitary-patent_fr.html
Les textes de référence :
– Textes du « paquet brevet » publiés sur le Journal Officiel de l’UE :
– Règlements sur la coopération renforcée en matière de brevet au sein de l’UE :
http://lemondedudroit.fr/europe-international/159192-brevet-unique-europeen-publication-au-joue.html