Imaginez dans un restaurant en Afrique du Sud un serveur et deux clientes assises à une table et répondez à la question suivante : « Qui appartient à la classe moyenne ? ». Vraisemblablement, vous bredouillerez une réponse plus ou moins claire, comme ce fut le cas à l’Institut français des relations internationales (Ifri), le 19 novembre, quand la question fut posée par Clélie Nallet, chercheure associée au Lam (Les Afrique dans le Monde, Science Po Bordeaux), consultante et rédactrice en chef adjointe de la revue Secteur privé & développement de Proparco, filiale de l’Agence française de développement (AFD).
En fait, « ce sont les deux », a expliqué, à l’occasion d’une conférence sur « l’Afrique des consommateurs », Clélie Nallet, auteur d’une étude récente pour l’Ifri sur « les classes moyennes africaines» (novembre 2015). Le serveur, parce que, outre son salaire, il reçoit des pourboires et développe une ou plusieurs activités informelles. « A cet égard, il est à noter que, lorsque l’on parle de classe moyenne, l’informel est un facteur de développement et non pas un marqueur de pauvreté », a tenu à préciser Hélène Quénot-Suarez, chercheure associée au programme Afrique subsaharienne de l’Ifri. Quant aux deux clientes, selon Clélie Nallet, « elles se sont déplacées dans une petite voiture, qui n’a rien à voir avec le standing du restaurant, qu’elles ont, d’ailleurs, garé à plusieurs rues de là, et s’octroient ainsi en fin de mois un repas fort coûteux pour leurs bourses ».
« Les entreprises doivent s’adapter » et « innover »
Depuis l’explosion des malls au début de la décennie, il y a un engouement s’agissant des classes moyennes émergentes et la Banque africaine de développement (Bad) a cherché à les cerner, distingant ainsi trois catégories en 2011. Selon la Bad, ils sont ainsi 300 millions de consommateurs avec un revenu en parité de pouvoir d’achat (PPA) de 2 à 20 dollars par jour :
-la classe flottante (floating), entre 2 et 4 dollars ;
-la classe intermédiaire (lower), entre 4 et 10 dollars ;
-et la classe supérieure (superior), entre 10 et 20 dollars.
« C’est la première catégorie qui a le plus évolué et c’est elle qui va encore le plus progressé dans les années à venir, ce qui ne veut pas dire que les autres n’ont pas gagné », mais « il est clair que les entreprises doivent s’adapter et pour cela innover », a ajouté Clélie Nallet, en réponse à une question du Moci sur « la médiatisation poussée de l’Afrique, grand marché d’avenir et dernière frontière pour les sociétés internationales ».
Les classes moyennes se définissent comme « ni pauvres ni riches », d’après l’étude de l’Ifri. Elles mangent à leur faim et ont atteint une certaine autonomie, puisqu’elles recourent moins à l’entraide familiale. Elles restent, néanmoins, souvent sous-tension, tentées de gérer leur budget au plus juste, et « les plus riches apparaissent comme une classe occidentalisée consumériste, voire bling-bling, qui s’oppose aux pratiques de frugalité des classes moyennes ».
Alimentation et logement : 80 % des dépenses
Dans la classe flottante, le loyer et la nourriture représentent 85 % des dépenses des ménages. « On préfère économiser sur le transport en se déplaçant à pied pour épargner pour l’avenir », a précisé la chercheure du Lam. Dans la catégorie intermédiaire, les dépenses pour le café ou le restaurant représentent 5 %, mais la nourriture est encore à 50 % et l’épargne à 10 %. Apparaît une nouvelle rubrique : « frais de scolarité » à 20 %. L’ascension sociale est un objectif majeur. Du coup, les ménages limitent le nombre d’enfants, investissent dans l’éducation, quitte à consentir des sacrifices.
Dans la catégorie supérieure, on parle à la fois de construction de maison et de restauration et loisirs. « Typiquement, c’est le jeune entrepreneur qui vit chez ses parents et n’a pas de dépenses de logement et d’alimentation », a mentionné Clélie Nallet.
« Globalement, 80 % des dépenses de la classe moyenne concernent ainsi encore l’alimentation et le logement. Le prix reste donc essentiel et la marque a relativement peu d’influence », a, pour sa part, souligné Fabrice Sawegnon, directeur de l’agence Voodoo Communication à Abidjan. Avec, toutefois, de fortes disparités. Les jeunes actifs, par exemple – cadres débutants ou étudiants de famille aisée – qui sont sensibles aux marques, effectuent des courses à la fois dans les boutiques de proximité, les super et les hypermarchés. « Ce sont des épicuriens et ils veulent profiter de la vie », détaillait Fabrice Sawegnon. Dans les petites entreprises informelles, les propriétaires de taxis ou les vendeuses au marché se soignent avec la médecine traditionnelle et achètent sur les marchés locaux et dans les boutiques de proximité.
Commerce moderne : défiance en Éthiopie, Ouganda ou Côte d’Ivoire
Si en Afrique du Sud ou au Kenya, les malls sont devenus de véritables institutions, drainant les familles et leur offrant des produits de qualité à des prix abordables, les hyper et les supermarchés sont plus récents et moins fréquents dans d’autres pays, comme l’Éthiopie et l’Ouganda. « Les produits sont onéreux et ces lieux qualifiés de bling bling réservés à la diaspora et aux expatriés », a affirmé Clélie Nallet.
En Côte d’Ivoire, relatait Fabrice Sawegnon, « le vrai supermarché, c’est l’épicerie de quartier appelée mauritanien, une échoppe de 4 à 6 m2 dont le réfrigérateur ne marche pas toujours. Il est rare de voir la classe moyenne ivoirienne dans les grandes surfaces. Et quand vous la voyez, c’est pour acheter un seul produit. Vous verrez ainsi une file de 30 personnes avec un seul produit, mais jamais avec un charriot ».
En Côte d’Ivoire, c’est « paradoxalement » la crise politique qui a donné une légitimité aux super et hypermarchés, les boutiques modernes étant considérés au départ comme « intimidant », alors que les « marchés traditionnels » offrent un « lien social » direct, expose Hélène Quénot-Suarez, dans une autre étude pour l’Ifri « sur les panneaux publicitaires à Abidjan » (décembre 2013). Une première évolution avait eu lieu, avec une offre de produits ivoiriens pour tous, expatriés et natifs, mais ce n’est que lorsque le président Gbagbo, prédécesseur d’Alassane Ouattara, a incité la population à consommer dans les supermarchés, jugés moins chers, que l’évolution a été vraiment favorable au grand commerce.
François Pargny
Pour prolonger:
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