La Commission européenne a sorti l’artillerie lourde mais ne semble pas prête à dégainer. Car sa décision, annoncée le 29 janvier au soir, de mettre en œuvre le mécanisme de contrôle des exportations pour les vaccins contre le coronavirus Sars-CoV-2 produits sur le territoire européen, afin d’empêcher la sortie de doses destinées aux Vingt-sept, a provoqué un tollé Outre-Manche et bien au-delà. Retour sur une bourde le l’exécutif européen.
« À cause de cela, nous n’avons pas pu finaliser notre calendrier d’approvisionnement », a déclaré Taro Kono, le ministre japonais chargé de superviser la distribution des vaccins dans l’archipel nippon.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) est elle aussi montée au créneau pour dénoncer les dangers d’un « protectionnisme vaccinal ». Une tendance que, Mariangela Simao, vice-présidente de l’organisation a jugé « très inquiétante », soutenant que de telles mesures risquaient de prolonger la pandémie.
La Commission n’a eu de cesse, depuis, de rectifier le tir
Face à cette levée de boucliers, la Commission n’a eu de cesse, depuis, de rectifier le tir.
Valdis Dombrovskis, le vice-président en charge du Commerce, a souligné que la mesure controversée visait essentiellement à garantir la transparence et à veiller au respect des engagements pris par les sociétés pharmaceutiques. Bruxelles a d’ailleurs fait savoir qu’elle avait autorisé, mardi 2 février, deux demandes d’expédition de vaccins au-delà des frontières de l’Union européenne (UE).
« Je peux vous informer que la destination des deux premières demandes d’exportation était le Royaume-Uni et le Canada. Elles ont toutes deux été approuvées rapidement », a insisté Miriam García Ferrer, la porte-parole en charge du Commerce et de l’agriculture, ajoutant : « Cela prouve que le système fonctionne et que nous l’utiliserons vraiment dans des cas très limités ».
Mêmes propos rassurants de la part du porte-parole en chef de l’exécutif, Eric Mamer, qui a déclaré dans la foulée que la Commission veillerait « à ce que les pays qui ont des contrats valables pour des vaccins produits en Europe puissent continuer à en bénéficier ».
Un contrôle similaire à celui instauré pour les masques
En vertu de ce mécanisme de contrôle, similaire à celui mis en œuvre au printemps dernier pour contrôler les exportations de masques hors du territoire de l’UE, les autorités douanières des États membres ont pour instruction de stopper les envois des vaccins produits au sein du bloc, sauf si ceux-ci ont été autorisés par les gouvernements.
Une décision qui, selon les règles en vigueur, doit être prise en accord avec la Commission. Et c’est bien la Commission qui « a le dernier mot », a rappelé Miriam García Ferrer.
Concrètement, toutes les entreprises basées au sein de l’UE et qui voudront exporter les vaccins hors de ses frontières, devront le notifier aux autorités douanières nationales. Sur la base de ces informations – quantité exportées, pays de destination – ce sont donc elles qui prendront la décision, dans les 48 heures, après concertation avec Bruxelles
Aucun vaccin bloqué aux frontières
Mais jusqu’ici aucune de ces précieuses marchandises n’auraient été bloquées aux frontières de l’UE.
En Allemagne ou en Belgique, les deux pays du bloc où le vaccin Pfizer BioNtech dispose de sites de production, les autorités douanières ont confirmé avoir reçu pour consigne d’arrêter les exportations de vaccins non autorisées mais « à ce jour, aucune exportation de marchandises couvertes par le règlement d’application de la Commission n’a été définitivement arrêtée sur cette base », a précisé Dietmar Zwengel, de la Direction générale des douanes allemandes, cité dans un article mis en ligne, le 2 février, par le site d’information politico.eu.
Des propos confirmés ensuite par Francis Adyns, porte-parole du Trésor et des douanes belges, qui a souligné qu’aucun colis de ce type n’avait été retenu dans les ports ou aéroports du Royaume.
« L’Espagne autorisera toutes les exportations de vaccins à moins que la Commission nous dise de ne pas le faire », confirmait-on à Madrid. Le pays, où sont produits les vaccins de Moderna et d’Astra Zeneca, n’a pas caché ses réticences face à une mesure susceptible de se révéler « contre-productive » et qui risque surtout d’envoyer « un très mauvais signal à nos partenaires internationaux », estime un diplomate espagnol en poste à Bruxelles.
Pour lui, la décision notifiée le week-end dernier par la Commission doit être envisagée, non pas comme une interdiction, mais comme un moyen d’obtenir les informations nécessaires de la part des laboratoires. Elle pourrait aussi se révéler un levier utile pour faire pression – si nécessaire – lors des négociations avec leurs représentants.
A l’origine, le conflit avec Astra Zeneca
Mais l’affaire, qui embarrasse la Commission, et surtout sa présidente Ursula Von Der Leyen, risque de laisser des traces notamment en occultant les avantages, bien réels, de la stratégie vaccinale conçue et coordonnée depuis Bruxelles.
Tout est parti du conflit avec Astra Zeneca, largement relayé dans les médias européens au cours de ces dix derniers jours. Prétextant des problèmes de production dans son usine belge, le groupe pharmaceutique a annoncé qu’il ne pourrait pas livrer en temps et en heure les doses de vaccin promises aux Européens.
Peu convaincue par la raison invoquée, la Commission a demandé alors que les vaccins conçus dans les deux usines britanniques soient réexpédiés vers le continent. Une requête rapidement rejetée. « Les vaccins produits au Royaume-Uni sont prioritairement destinés aux Britanniques » a rétorqué le patron français du groupe anglo-suédois, Pascal Soriot.
A Bruxelles, Ursula Von Der Leyen a vu rouge. Très critiquée en Allemagne pour les retards de livraison des précieux vaccins et mise sous pression, notamment par la France, pour que les laboratoires respectent à la lettre les engagements prévus lors des pré-commandes de ces mêmes vaccins, la présidente de l’exécutif européen n’a pas hésité à frapper vite et fort.
Entourée de sa garde rapprochée et sans consultations préalables avec les commissaires concernés, elle a décidé de lancer le mécanisme de contrôle et d’autorisation des exportations de vaccins, sans réaliser qu’elle allait ainsi ouvrir une boîte de Pandore.
Le protocole nord-irlandais oublié…
Car si le système prévoit des exemptions pour 92 pays à travers le monde, notamment pour les États voisins comme la Suisse, les pays des Balkans occidentaux, la Norvège ou l’Afrique du Nord, le Royaume-Uni, en revanche, est bien visé par la mesure. « Officieusement il s’agissait bien là d’empêcher que des vaccins produits au sein de l’UE puissent être envoyés outre-manche alors que les Vingt-sept font face à un risque de pénurie », reconnaît un fonctionnaire à Bruxelles sous couvert d’anonymat.
Mais dans sa précipitation, l’ex-ministre allemande a fait l’impasse sur un volet majeur de l’accord de divorce conclu avec Londres : le protocole nord irlandais, laborieusement négocié entre les deux camps. Pour empêcher le retour d’une frontière entre les deux Irlande, la province britannique d’Irlande du nord est maintenue dans l’union douanière et le marché unique européen, alors que la République d’Irlande reste, elle, membre à part entière de l’UE.
Or dans sa première version, il était bien question de suspendre le dit protocole afin d’empêcher les exportations vers le Royaume-Uni.
L’incident, qui a failli provoquer la première crise diplomatique entre Londres et Bruxelles, a été rapidement réglé. Après un entretien avec Boris Johnson, Ursula Von der Leyen – consciente de sa bévue – a fait machine arrière et annoncé la modification du mécanisme de contrôle des exportations, en incluant l’Irlande du Nord dans la liste des pays qui ne sont pas concernés par la mesure.
Ursula Von Der Leyen assume une « erreur technique »
Convoquée, mardi 2 février, par les principaux groupes politiques représentés au Parlement européen (PE), la présidente de l’exécutif a assumé « l’entière responsabilité » de cette « erreur technique ». Questionnée ensuite au sujet des prochaines étapes dans l’organisation du déploiement des vaccins au sein de l’UE, elle a assuré que d’autres options étaient à l’étude.
Thierry Breton, le commissaire au Marché intérieur, a notamment été chargé d’identifier des sites en Europe qui pourraient contribuer à l’accélération de la production de vaccins. La Commission a également exhorté les autres entreprises pharmaceutiques à s’associer aux laboratoires « autorisés » pour faciliter la fabrication des doses précommandées par Bruxelles.
A l’issue des auditions, une majorité des eurodéputés ont rappelé leur soutien total au programme commun d’achat de vaccins et à la stratégie de déploiement de l’UE. Mais c’est bien sa « mise en œuvre » qui présente « quelques lacunes » a commenté Iratxe García, la présidente espagnole du groupe des Socio-démocrates au PE.
« Le processus entourant le déclenchement de l’article 16 était opaque et potentiellement très dommageable. Il doit y avoir une consultation plus étroite avec les députés européens sur le fonctionnement de l’accord de retrait et une meilleure prise de conscience de ses sensibilités », a renchéri Dacian Ciolos, élu roumain à la tête du groupe Renew.
Un problème de gouvernance
C’est donc un problème de gouvernance et non de stratégie qui est pointé du doigt. Car si le Parlement n’a pas été consulté, peu l’ont été au sein même de la Commission. « Or les décisions doivent être prises de façon collégiale, c’est un principe fondateur ici », rappelle un fonctionnaire de la direction générale (DG) du Commerce, critiquant au passage le style « trop personnel » de sa présidente allemande.
En poste depuis un peu plus d’un an, dont onze mois passés en confinement, Ursula Von Der Leyen n’a pas eu le temps de tisser des réseaux solides au sein de sa propre administration. Réputée méfiante, elle a toujours – dit-on – préféré s’appuyer sur quelques fidèles qui l’ont suivie depuis Berlin, dont Bjoern Seibert, son chef de cabinet à la Commission.
Et c’est bien à son équipe qu’a été confiée la mission de rédiger à la hâte le texte soumettant les exportations de vaccins vers des pays tiers à une procédure d’autorisation nationale.
Répondant à une demande de la chancellerie allemande, la cheffe de l’exécutif n’a visiblement pas jugé bon de consulter plus largement. Notamment les armées de juristes en poste à Bruxelles. Bien mieux rodés aux complexités du fonctionnement communautaire, ils n’auraient sans doute pas fait l’impasse sur le protocole nord-irlandais de l’accord sur le Brexit. Avec les conséquences que l’on connait.
Kattalin Landaburu, à Bruxelles