L’Asie-Pacifique a « envie » de France, une opportunité à saisir pour les entreprises françaises, notamment les PME et ETI (entreprises de taille intermédiaire) : tel est le message fort qui a transparu lors du dernier forum Mondial des CEE, pour la première fois organisé dans cette zone, en Indonésie, sur le thème « autre monde vues d’Asie ». Malgré les menaces d’irruption, à une soixantaine de kilomètres de là, du volcan Agung, quelque 450 conseillers du commerce extérieur de la France (CCEF), dirigeants de PME et représentants des opérateurs du soutien à l’internationalisation, ont participé à ce forum les 5 et 6 octobre à Nusa Dua, sur l’île indonésienne de Bali.
La réciproque est-elle vraie, la France, ses entreprises, ont-elles envie d’Asie ? On peut en tout cas être optimiste.
Fait significatif, c’est l’occasion de ce forum que Bpifrance et Business France ont saisi pour organiser une mission d’accélération de 41 PME et ETI françaises de divers secteurs dans la zone, la première de cette ampleur en Asie-Pacifique. Leurs représentants ont eu droit à un programme de rendez-vous ciblés avec des acheteurs ou prescripteurs potentiels sur deux jours dans un pays de leur choix, et leurs dirigeants ont terminé leur périple à Bali, où ils ont pu s’adonner à loisir à un intense networking avec les CCE présents, pour beaucoup des hommes et femmes d’affaires expérimentés en activité dans la région.
Autre signe d’une volonté d’apporter un nouveau regard sur cette zone, les CCE avaient organisé le premier concours French Tech Asie – remporté par Edukasyon, basée au Philippines- avec le concours du réseau des French Tech Hub de la zone pour valoriser les projets de start-ups innovantes impliquant des entrepreneurs français ou binationaux et émergeant dans de nombreux pays.
Une opportune couverture de The Economist
Quelle est au juste cette « envie » dont il a été question lors de ce forum ?
Cette « envie » a, d’abord, été exprimée par plusieurs intervenants asiatiques alors que, par une heureuse coïncidence, l’hebdomadaire britannique The Economist avait fait sa une, fin septembre, sur « Le nouvel ordre de l’Europe », consacrant à la « France de Macron » un dossier spécial de 10 pages affirmant que les projecteurs se détournent de l’Allemagne pour suivre la France. Une nouvelle couverture positive sur la France de la part de ce média international et libéral très lu dans les milieux d’affaires internationaux, qui a souvent été accusé par les Français de s’adonner au « french bashing », le dénigrement systématique de tout ce qui émane de l’Hexagone.
Cette couverture a été plusieurs fois citée lors de ce forum, y compris par des intervenants asiatiques, comme un exemple de ce nouveau regard positif sur l’Hexagone généré dans le monde par la « dynamique Macron » après le Brexit et l’élection de Donald Trump. Pascal Cagni, le nouveau président de Business France venu mobiliser les CCE sur l’objectif d’attirer davantage d’investisseurs asiatiques en France, n’a, d’ailleurs, pas manqué de s’en réjouir : « on a vraiment de la chance », a-t-il déclaré, après avoir lui aussi cité l’exemple de The Economist lors de son intervention.
De fait, cette vague positive a touché l’Asie-Pacifique, de nombreux CCE actifs dans la région en témoignent en parlant du nouveau regard porté sur ce qu’il se passe dans l’Hexagone. En a témoigné Thomas Lembong, directeur du BKPM, l’agence de promotion des investissements en Indonésie, lui aussi lecteur de l’hebdomadaire britannique. Il a notamment déclaré qu’il n’était pas le seul, en Asie, à trouver cette évolution « perturbatrice » (disruptive) de la France très « excitante ». « C’est pour cela qu’il fallait que nous soyons ici », a-t-il lancé aux CCE. Il intervenait au début du forum pour présenter quelques unes des nouvelles orientations soutenues par son pays, vaste archipel de 17 000 îles, pour préparer le futur. Qu’il s’agisse des programmes d’infrastructures portuaires et énergétiques liées au projet chinois OBOR (One Belt One Road), dont l’Indonésie voudrait être une étape (Malaisie et Philippines le sont déjà) qui émergent à Sumatra nord, Kalimantan nord et Sulawasi nord ou des usages nouveaux des drones, « quel rôle veut jouer la France ? » a-t-il également lancé.
Son compatriote, l’économiste Mahendra Sinegar, ex-patron du BKPM et ex-vice-ministre des Finances et du commerce, a précisé que l’une des raisons de cet engouement était que « l’homme ne venait pas de l’establishment ». Et de rappeler opportunément que l’Indonésie avait elle-même fait un choix similaire en 2015, avec l’arrivée au pouvoir de Joko Widodo, dit « Jokowi », à l’époque présenté comme le « Obama indonésien ».
Alors que son pays de 261 millions d’habitants doit relever le double défi de la lutte contre la pauvreté et des attentes d’une classe moyenne qui approche les 80 millions, ce dernier a notamment mis l’accent sur le développement accéléré des nouvelles technologies dans tous les domaines, favorisant la multiplication des programmes d’incubation dans l’archipel et les partenariats avec des incubateurs du monde entier (dont Numa à Paris), notamment grâce à son conseiller spécial Kamto Yansen, créateur de l’académie de startup Kibar, présent au forum des CCE. Son objectif : 1000 startup de haute qualité à l’horizon 2020 !
Nouvelle donne entre le repli américain et le momentum chinois
A l’instar de l’Indonésie, l’ensemble de cette zone bouillonne actuellement de projets innovants et d’investissements dans les nouvelles technologies. « L’orientation sur l’innovation est très forte dans toute la région, et l’Asie va dominer le monde dans les cinquante années à venir», a lancé Michel Baugier, président du comité Singapour des CCE et membre du comité exécutif Asie-Pacifique des CCE aux participants du Concours French Tech Asie. D’où la volonté de marquer « cette rupture » en organisant ce premier concours French Tech, pour valoriser la French Touch dans ce domaine.
L’Asie-Pacifique aurait d’autant plus envie de France, et plus largement, il faut bien le dire, d’Europe, qu’elle est prise entre le repli américain et le momentum chinois. Le nouveau président américain a, en effet, décrété son retrait du projet de traité de libre-échange transpacifique (le TPP, Transpacific Partnership) paraphé par son prédécesseur au moment où la région doit faire face au formidable momentum chinois qui impose à coup de milliards de renminbis d’investissements le projet stratégique OBOR, à la fois économique et politique, dans toute cette zone et au-delà.
De fait, alors que le Japon souhaite poursuivre le TPP sans les États-Unis, comme l’a observé Françoise Nicolas, directrice du centre Asie de l’Ifri (Institut français des relations internationales), certains pays de l’Asean (Association des nations d’Asie du Sud-est) comme l’Indonésie qui en a été un des principaux initiateurs, veulent croire à l’accélération des négociations du projet alternatif de RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership) qui rassemble pour l’instant 16 pays, dont 10 membres de l’Asean et 6 pays, parmi lesquels la Chine, ayant signé des accords avec l’Asean*.
« Un certain nombre de pays ont compris l’intérêt d’avancer dans cet accord, a estimé Mahendra Sinegar. Je pense qu’il sera signé début 2018 ou dans le courant de l’année 2018 ». Si l’on peut juger, à l’instar de Françoise Nicolas, que ce point de vue est très optimiste – les négociations sont enlisées depuis leur lancement en 2012 – cette nouvelle donne est significative du climat général qui règne dans la zone.
Le poumon du commerce mondial
Pour Ludovic Subran, CCE et économiste en chef d’Euler Hermes, « l’Asie est dans une phase de synthèse », un peu comme la France de Macron et l’Europe actuellement, ce qui suscite des « tensions ». « L’Asean est devenue l’AEC (Asean Economic Community), mais Singapour joue britannique, l’Inde joue français, le Vietnam joue allemand ou polonais… et comme dans la zone euro, c’est le bordel », a-t-il résumé en introduction d’une table-ronde consacrée aux enjeux asiatiques.
Reste que les réalités économiques sont là : l’Asie-Pacifique et son taux de croissance un peu inférieur à 5 % actuellement demeure le « poumon du commerce mondial ». Pas étonnant que, comme l’a rappelé Nicolas Sartini, directeur général d’APL, une filiale du groupe CMA CGM, « les huit premiers ports mondiaux » y sont situés et que 40 % des 29 000 employés de l’armateur français y sont localisés.
Et pour Arnaud Vaissié, P-dg d’International SOS et président de CCI France International, l’organisation de tête des chambre de commerce et d’industrie françaises à l’étranger (CCIFI), la volonté des pays de l’Asean de se tourner vers l’Europe et la France est « une opportunité, car ils ont besoin de nous alors que ce n’était pas le cas auparavant ».
Comment saisir cette opportunité ?
Pour la France, un retard à rattraper
D’ abord l’état des lieux, qui est celui, pour la France, d’un retard à rattraper, comme en témoigne l’indicateur de son commerce extérieur avec les pays de cette zone.
Entre 2005 et 2015, les exportations françaises vers la zone se sont certes accrues de près de 84 %, tirées notamment par la croissance des ventes vers la Chine (+13,4 % par an en moyenne) et l’Asean (+7,3 %). Cette dynamique se poursuit. Mais la présence commerciale relative de la France est encore modeste si on la compare à celle réalisée en Europe. Et cette zone, à l’exception de la Chine, est loin de bénéficier de l’effort sans précédent de remobilisation de la diplomatie économique française sur l’Afrique, qu’illustrent les deuxièmes Rencontres Africa France, qui se déroulaient la même semaine dans trois villes africaines.
Au total, l’Asie-Pacifique ne pèse ainsi encore qu’environ 15 % des échanges extérieurs de biens de la France -contre près de 60 % pour la seule Union européenne- et sa part de marché reste faible, en dessous de sa moyenne mondiale qui est d’environ 3,3 % pour les biens (1,7 % en Australie, 1,1 % en Indonésie, 1,6 % en Malaisie, par exemple). A l’exportation, en 2016, son premier client demeure la Chine (au 8ème rang avec 3,6 % du total), suivi du Japon et de Singapour à égalité avec 1,4 % puis de Hong Kong (1,2 %) et l’Inde (0,9 %). L’Inde est à 0,9 % et les pays de l’Asean sont loin (le premier, l’Indonésie, 0,6 %…).
Or, cette vaste zone, composée de pays pour la plupart en forte croissance mais aux niveaux de développement disparates et aux particularismes culturels et politiques bien ancrés, de l’Australie à la Chine en passant par les pays de l’Asean, la Corée du sud et le Japon, abrite aujourd’hui les deux tiers de la population et une part substantielle de la classe moyenne du globe, pèse 45 % du PIB mondial et génère près de 60 % de la croissance de l’économie de la planète.
Ludovic Subran a mis le doigt sur ce tropisme européen qui a empêché jusqu’à présent la France de profiter davantage des opportunités en Asie-Pacifique : sur un peu plus de 29 milliards d’euros (Mds EUR) de demande supplémentaire qui devrait être adressée globalement à la France en 2018, seulement 2,5 Mds EUR iront vers l’Asie, dont 1,1 Md EUR vers la Chine et 300 M EUR vers l’Inde. Philippines, Indonésie et Singapour génèreront environ 100 M EUR chacun. « Ce n’est pas beaucoup… » a observé l’économiste. Concernant les secteurs qui bénéficieront de cette demande supplémentaire adressée depuis l’Asie, on trouve les machines et équipements (+1 Md EUR, aéronautique inclus), l’agroalimentaire (+500 M EUR), l’électronique (+360 M EUR) et la Chimie (+300 M EUR).
« La zone est très hétérogène, il faut aborder chaque pays de façon séquencée, a résumé Frédéric Rossi, directeur général délégué du pôle export de Business France, lors d’une séance de debriefing avec les entreprises participant à la mission d’accélération. Mais il y a deux grands moteurs : les besoins en infrastructures et une croissance tirée par la classe moyenne ». Transition énergétique, transports, télécommunications, services, secteurs liés au « life style » font partie des secteurs où les solutions innovantes sont les bienvenues en Asie, à condition qu’elles apportent un « plus ».
« Quand on est un grand groupe, la Chine est incontournable, pas quand on est une PME et ETI »
Pourtant, jusqu’à récemment, beaucoup de PME et ETI françaises ne l’avaient pas encore placé dans les radars, l’Asie n’étant pas la première zone spontanément prospectée et développée à l’international, exception faite de la Chine, qui a beaucoup mobilisé l’attention du dispositif d’appui au commerce extérieur ces quinze dernières années. Or comme l’a souligné Arnaud Vaissié lors d’une de ses interventions, la Chine est loin d’être le seul marché d’intérêt dans cette zone : « Quand on est un grand groupe, la Chine est incontournable, pas quand on est une PME et ETI ». Autrement dit, il y a de nombreuses autres opportunités de marchés dans cette zone, hors de Chine.
Le groupe Imprimerie nationale (275 M EUR de CA en 2016, dont environ 30 % à l’export), par exemple, entreprise centenaire mais qui a opéré sa transformation technologique ces dix dernières années pour devenir un leader français du document d’identité sécurisé, a d’abord développé l’Afrique et l’Amérique du sud. Selon son P-dg, Didier Trutt, présent au forum de Bali en tant que CCE pour témoigner mais aussi nouer des contacts, si le groupe s’est bien développé en Afrique et en Amérique du sud, il n’est présent en Asie, avec un bureau à Singapour, que sur le segment des solutions de cartes bancaires avec et sans contact. Alors qu’il vient de renforcer son pôle identité avec le rachat de la division reconnaissance identitaire de Thalès, il se sent armé pour changer de braquet : « l’Asie arrive au moment où nous avons un peu plus de technologies », a-t-il confié au Moci.
Cette volonté de passer à la vitesse supérieure se retrouve chez les participants de la mission d’accélération, dont la plupart avait déjà une expérience ou une présence asiatique, mais limitée à un ou deux pays. A l’instar de Linagora, leader français du logiciel libre, dont la dirigeante Céline Zapolski a reconnu qu’elle « ne serait pas allée en Indonésie aussi vite sans cette occasion ». De Dietrich Process System a lui aussi décidé d’attaquer l’Indonésie, ou il n’était pas présent, tandis que Delta plus, le fabriquant d’équipements de protection individuelle, a profité de cette opportunité pour partir à la conquête du Japon, et Natais, spécialiste du maïs pour popcorns, sur la Malaisie.
« C’est en passant à l’offensive, en étant présent, qu’on relèvera le défi », a lancé Alain Bentéjac, le président du Comité national des CCEF, en ouvrant le forum. Une bonne façon de résumer l’intention de ses organisateurs.
Christine Gilguy
Envoyée spéciale à Nsa Dua
* Pour l’ASEAN: Birmanie, Brunei, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande, Vietnam. Les six autres pays sont : Australie, Chine, Inde, Japon, Corée du Sud, Nouvelle-Zélande.
Pour prolonger :
Mondial CCE 2017 : Edukasyon lauréat du premier concours French Tech Asie