Cela fait froid dans le dos et les entreprises qui n’ont pas encore réfléchi aux conséquences concrètes, pour leurs activités, d’un éventuel « Brexit dur » – une sortie brutale du Royaume Uni le 30 mars 2019 sans accord pour l’organiser – devraient s’y mettre sans tarder tant l’hypothèse d’un non-accord est devenue plausible, comme vient de le montrer le cri d’alarme lancé le 10 octobre par la Région Normandie. Elles devraient à cet égard lire le Projet de loi d’habilitation qui a été présenté début octobre en conseil des ministres par Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères, et Nathalie Loiseau, sa ministre en charge des affaires européennes : ce texte, dont une version est en ligne sur le site de Sénat, vise à autoriser le gouvernement français à prendre par ordonnance les mesures nécessaires avec ou sans accord entre Londres et Bruxelles, et il permet de prendre toute la mesure du casse-tête administratif qui se prépare.
En ce qui concerne le cadre, ce projet de loi, qui comporte 4 articles, s’inscrit dans le droit fil des résolutions du Conseil européen du 29 juin dernier, qui avait réitéré son invitation aux États membres, aux institutions de l’Union et à toutes les parties prenantes à intensifier leurs travaux « pour se préparer à toutes les éventualités », selon les deux ministres français.
Que contient ce projet de loi ?
En premier lieu, il autorise le gouvernement à prendre par ordonnance – sans passer par le Parlement- « les mesures qui, dans le champ de compétence des États membres, relèvent du domaine de loi » (article 1). Autrement dit, il donne les moyens à l’exécutif d’agir vite, avec ou sans accord entre Bruxelles et Londres pour permettre une sortie « ordonnée » du Royaume-Uni de l’Union européenne. Le nombre de sujets, des personnes aux entreprises en passant par le rétablissement des contrôles aux frontières, la reconnaissance des diplômes ou encore les accords en matière de protection sociale, est édifiant.
Premières concernées : les personnes physiques et morales britanniques. Du jour au lendemain, selon le communiqué du conseil des ministres, elles seront «soumises au droit français, notamment en matière de droit d’entrée et de séjour, d’emploi, d’exercice d’une activité soumise au respect de conditions, de fonction publique, ou encore de droits sociaux et de prestations sociales ». A cet égard, le gouvernement se dit « très attentif à la situation et aux droits des ressortissants français établis au Royaume-Uni » et précise qu’il « tiendra compte du statut accordé par le Royaume-Uni à nos ressortissants sur son territoire » dans les mesures prises vis-à-vis des ressortissants britanniques.
Les mesures que le gouvernement prendra par ordonnance pourront également viser directement « la préservation des intérêts des ressortissants français, par exemple en assurant la prise en compte, à leur éventuel retour en France, des périodes d’assurance et d’activité exercées au Royaume-Uni, ou encore des diplômes et des qualifications professionnelles acquis ou en cours d’acquisition au Royaume-Uni ».
Le cauchemar administratif qui attend les personnes et entités concernées en cas de non-accord est bien réel. Quelques détails livrés dans l’exposé des motifs du projet de loi suffisent à s’en convaincre.
Rétablissement des visas et autorisations de travail …
Dans l’exposé des motifs du projet de loi lui-même, il est écrit au paragraphe n° 1: « En cas de retrait du Royaume-Uni sans accord, les ressortissants britanniques qui jouissent du droit à la libre circulation et à la libre installation dans l’ensemble de l’Union européenne, ainsi que les membres de leur famille, deviendront des ressortissants de pays tiers et seront en conséquence en principe soumis au droit commun, c’est-à-dire à l’obligation de présenter un visa pour entrer sur le territoire français et de justifier d’un titre de séjour pour s’y maintenir »…
Pire : « les ressortissants britanniques séjournant actuellement en France et les membres de leur famille se trouveraient en séjour irrégulier faute de disposer d’un des documents de séjour prévus à l’article L. 311-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ».
Le paragraphe n° 2 de l’exposé des motifs est également très précis quant au statut des ressortissants britanniques employés en France : « en cas de retrait sans accord, les ressortissants britanniques sous contrat de travail de droit français avec un employeur en France pourraient se voir exiger un titre valant autorisation de travail en France, comme le prévoit la réglementation sur l’emploi des étrangers dans le code du travail. Sans la possession d’un tel document, l’employeur pourrait voir sa responsabilité pénale engagée au titre de l’emploi d’étrangers non autorisés à travailler, qui constitue une infraction au titre de l’article L. 8251-1 du code du travail ». Un casse-tête s’annonce pour ces Britanniques et leurs employeurs.
Mais ce n’est pas tout : le paragraphe 3 de l’exposé des motifs aborde les cas tout aussi épineux de l’exercice de certaines professions. « Un retrait britannique sans accord aurait des conséquences pour l’exercice de certaines professions, notamment celles de médecin, de pharmacien ou de débitant de tabac, qui est soumis à la condition de détenir la nationalité d’un État membre de l’Union européenne ou d’un État partie à l’Espace économique européen, lit-on dans le texte. Cette condition de nationalité pourrait être opposée aux ressortissants britanniques exerçant ces professions en France ».
Rétablissement des contrôles sur les marchandises et les passagers
Enfin, the last but not the least, faire face à un « éventuel rétablissement des contrôles à la frontière avec le Royaume-Uni », le cauchemar de bien des entreprises, transporteurs et autres opérateurs du commerce international actifs dans les échanges entre le Royaume-Uni et la France. « Ces mesures, précise le communiqué du gouvernement, pourront permettre d’accélérer l’aménagement de locaux, installations ou infrastructures portuaires, ferroviaires, aéroportuaires et routières »…
Le paragraphe 6 de l’exposé des motifs du projet de loi, qui traite des « contrôles sur les marchandises et passagers à destination et en provenance du Royaume-Uni et les contrôles vétérinaires et phytosanitaires à l’importation en provenance du Royaume-Uni », donnent quelques détails sur la cascade de conséquences à prévoir en cas de non-accord :
-« rétablissement des formalités de contrôles sur les marchandises et passagers à destination et en provenance du Royaume-Uni »,
-« rétablissement des contrôles vétérinaires et phytosanitaires aux frontières de l’Union européenne pour les animaux vivants, végétaux et produits d’origine animale et végétale en provenance du Royaume-Uni, ou en provenance d’autres pays tiers mais transitant par le Royaume-Uni ».
Tout ceci nécessitera des fonctionnaires supplémentaires et il faudra trouver des locaux dédiés pour réaliser ces contrôles.
Autre conséquences : l’accès au marché du transport. L’exposé des motifs (paragraphe 7) prévient que « les conséquences d’un retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne sans accord seraient particulièrement importantes dans le secteur du transport routier de personnes et de marchandises, dont les règles d’accès à la profession et d’accès aux marchés sont définies par le droit de l’Union européenne ». Ainsi, « s’agissant de l’accès au marché du transport de marchandises et de voyageurs, les licences et autorisations communautaires seraient dépourvues d’effet en cas de sortie sans accord, et les transporteurs ne pourraient plus s’en prévaloir pour opérer sur le territoire de l’autre partie pour les opérations internationales. Le cabotage serait également interdit ».
Les 4 articles du projet de Loi, qui reprennent un a un ces sujets et quelques autres, précisent ainsi le champ de l’habilitation qui sera donnée au gouvernement. Mais les mesures concrètes que ce dernier sera amené à prendre par ordonnance dépendront bien évidemment, au final, de l’issue des négociations en cours entre Bruxelles et Londres : en cas d’accord, des aménagements devraient être prévus dans un certain nombre de domaines ; mais en cas de non-accord, tous les sujets abordés dans le projet de loi devraient être traités. Un projet de loi de ratification serait ensuite déposé devant le Parlement dans un délai de six mois à compter de la publication des ordonnances.
Verdict ? D’ici la fin de l’automne pour ce qui concerne la négociation entre Bruxelles et Londres, les Européens espérant une conclusion en novembre*.
Christine Gilguy
*Lire au sommaire de la Lettre confidentielle aujourd’hui : UE / Royaume-Uni : les Européens espèrent un accord sur le ‘Brexit’ en novembre
Pour en savoir plus :
le texte du projet de Loi est en ligne sur le site du sénat au lien suivant : http://www.senat.fr/leg/pjl18-009.html