(Mis à jour le 21/04, 14H30) En matière de crédit export, cette opération inédite fera école : Bpifrance vient d’octroyer au ministère de la Construction, du logement et de l’urbanisme (MCLU) de Côte d’Ivoire son premier crédit export de l’année 2021, d’un montant de 23 millions d’euros, pour un ambitieux projet de modernisation de la gestion du foncier urbain dont la première phase concerne le grand Abidjan et dont le coût total est de 27 millions d’euros. C’est aussi le premier financement de ce type pour ce ministère ivoirien, et pour la société française contractante IGN FI, filiale du groupe Geofit, expert en gestion et utilisation de données géospatiales. Le Moci en dévoile tous les détails en avant-première.
Le projet lui-même touche à une problématique épineuse qui traverse l’ensemble du continent africain : la gestion du foncier et sa modernisation.
Il vise en effet à numériser et simplifier tout le foncier de la capitale économique ivoirienne, plus précisément du grand Abidjan, de Jacqueville à Dabou, plus Assinie. Une petite révolution technologique qui touchera tout autant les archives papier, que les procédures, la gestion et le stockage des actes, dont en premier lieu les titres de propriété.
Le projet prévoit la construction d’une plateforme numérique, avec un socle commun de formulaires et de procédures dématérialisées pour toutes les administrations du pays concernées par le foncier. A terme, elle permettra aux usagers d’effectuer en ligne un certain nombre de démarches, mais aussi de vérifier et d’obtenir des documents.
L’objectif final des autorités ivoiriennes est de sécuriser les actes fonciers tout en simplifiant les procédures. Et le grand Abidjan est une première étape avant une généralisation à tout le pays.
Chercher du financement privé pour financer une réforme rentable
« C’est un projet innovant à plusieurs niveaux : il s’agit de mener la transformation numérique de l’administration et d’aller chercher du financement de type privé pour le financer car le budget de l’État ne permet pas de financer une telle réforme » déclare au Moci Mbow Nassirou, directeur de la Modernisation, de l’informatique, de la simplification et de la sécurisation des actes au MCLU de Côte d’Ivoire.
« Depuis 1906, tout dans ce domaine est fait sur papier », explique encore le haut fonctionnaire lors d’une visioconférence organisée par Geofit et ING FI pour Le Moci. Les procédures de délivrance des titres de propriété sont longues -200 jours en moyenne-, la fraude et les escroqueries nombreuses : 80 % des litiges portés devant la Cour suprême ivoirienne concerne le foncier selon ce haut fonctionnaire ivoirien.
De plus, le manque actuel de fiabilité des actes de propriété est un obstacle à l’investissement et au financement bancaire de l’immobilier. « L’accès à la propriété est financé à 10 % seulement par les banques à cause de ce manque de confiance dans les titres de propriété » souligne Mbow Nassirou.
Au passage, un montant considérable de recettes fiscales potentielles échappe à l’État ivoirien chaque année à cause des fraudes mais aussi de la lenteur des procédures administratives qui freine la production d’actes. Et c’est justement sur ce potentiel d’augmentation de la production administrative que mise le projet pour, à terme, s’autofinancer.
IGN FI repérée par les Ivoiriens grâce à des projets menés en Ouganda et Tanzanie
En 2017, lors de son arrivée à la tête du gouvernement, feu Amadou Gon Coulibaly fait de la modernisation de la gestion foncière une priorité de son gouvernement.
Le MCLU lance alors une étude de benchmarking sur le continent pour voir comment les autres pays d’Afrique gère ce problème. A cette occasion, le service de Mbow Nassirou découvre que des projets de numérisation du foncier prometteurs sont déjà menés en Ouganda et en Tanzanie, deux pays d’Afrique orientale anglophone. Et, surprise, c’est une société française, IGN FI, qui les réalise.
« Nous avons été surpris de voir que c’était une société française qui mettait en place une solution dans ces pays d’Afrique anglophone, et ça a été un soulagement de tomber sur un acteur francophone » se souvient Mbow Nassirou. La langue anglaise n’est pas en effet bien maîtrisée dans cette administration ivoirienne.
A la demande du MCLU, l’IGN réalise l’étude de faisabilité en 2018. Et vient très vite la question du financement car le projet se monte à près de 30 millions d’euros.
Le crédit acheteur : un prêt direct, garanti par l’État français
Les autorités ivoiriennes tiennent à confier la réalisation de ce projet à la société française qui a fait l’étude et possède déjà une expérience concrète en Afrique pour la réalisation. Et IGN FI tient à mener jusqu’au bout ce projet. Quelles sont les possibilités de financement qui s’offrent alors ?
Un financement budgétaire ivoirien est exclu compte-tenu des contraintes pesant sur les finances publiques de ce pays. Et les sources de financement privées sont inexistantes pour ce type de projet. Quant aux financements des bailleurs de fonds internationaux, ils empruntent des chemins longs et lourds sur le plan administratif, qui aboutissent à des appels d’offres internationaux. Il faut trouver d’autres sources.
C’est au cours de discussions avec des équipes de Bpifrance que les responsables d’IGN FI découvrent les possibilités d’un montage du type crédit export, sous la forme d’un crédit acheteur garanti par l’État français.
Pourquoi en effet ne pas imaginer un prêt direct de la banque publique française au MCLU garanti par Bpifrance assurance export, l’agence de crédit export française, pour permettre au ministère d’honorer les paiements prévus dans le contrat commercial ? IGN FI serait de son côté assurée d’être payée. Les recettes fiscales supplémentaires générées par la modernisation du foncier permettrait au ministère ivoirien de rembourser ses échéances à Bpifrance.
Une forte implication des équipes de Bpifrance
Le MCLU, pour qui c’est une première, accepte de tenter cette solution audacieuse. Le travail d’ingénierie du projet dure près de trois ans, avec une forte implication des équipes de Bpifrance pour accompagner les deux partenaires dans le montage du dossier.
Il faut notamment mettre en place un véritable « business plan », ou plan d’affaires, pour démonter la rentabilité du projet et sa capacité à générer des revenus par les recettes qu’il génère afin de rembourser le prêt de Bpifrance.
« La partie la plus innovante de ce projet est le financement avec la mise en place de ce plan d’affaires, confirme Mbow Nassirou. Nous avons déterminé qu’il était rentable à 200 % dès la troisième année grâce à l’augmentation des recettes fiscales. On passera ainsi de 15 000 actes par an à 50 000 à 100 000 par an ». Autant de droits et taxes réglés par les usagers qui rentreront dans les caisses de l’État.
Côté Bpifrance, ce projet coche toutes les cases : porté par une ETI française porteuses d’une expertise de pointe, il sert en outre la stratégie de soutien aux projets innovants et durables en Afrique, comme l’explique Pedro Novo, le directeur exécutif de Bpifrance export : « le problème de sécurité foncière traverse toute l’Afrique et il y aura certainement des opportunités à saisir dans d’autres pays du continent à l’avenir. Notre priorité est qu’un projet comme celui-là ne reste pas orphelin et puisse se faire grâce à des solutions de financement appropriées. Les banques peuvent hésiter à octroyer des crédits export pour des projets inférieurs à 25 millions d’euros pouvant estimer que le rapport rendement-risque n’est pas assez favorable. Bpifrance a mis en place cette offre pour rendre ce produit d’artisanat d’art en matière de financement accessible aux PME et aux ETI exportatrices. »
Un projet qui devrait faire réfléchir l’ingénierie française
Le contrat commercial est signé en décembre 2019, à l’occasion de la visite d’une délégation ivoirienne à Paris, entre Bruno Nabagné Koné, ministre de la Construction, du logement et de l’urbanisme, et Eric Thalgott, P-dg de Geofit (notre photo). L’arrivée de la pandémie de Covid-19 retarde le processus mais le volet financier, pour un montant de 27 millions d’euros, est définitivement bouclé et signé en avril 2021.
Aliénor Daugreilh, responsable Financement export chez Bpifrance, en résume les détails essentiels : « le ministère de la Construction, du logement et de l’urbanisme de la Côte d’Ivoire voulait un financement pour la totalité du projet, d’un montant de 27 millions d’euros : nous avons réalisé un montage qui prévoit un crédit acheteur pour 85 % du montant total, explique-t-elle. Un crédit commercial pour la part locale et l’acompte complète le plan de financement. Il s’agit d’un financement d’une durée de 10 ans, avec une période d’exécution de 24 mois. C’est le résultat de trois ans de discussions avec les autorités ivoiriennes et un bel exemple d’accompagnement d’une PME aux travers des différentes étapes du processus liées à ce mode de financement. »
Selon elle, ce projet devrait en outre inspirer les entreprises françaises du secteur de l’ingénierie en quête de solutions financières innovantes pour leur clients : « une autre spécificité de cette opération : à côté de l’acquisition de biens matériels, le financement couvre une importante part de prestations immatérielles, souligne Aliénor Daugreilh. Cette nature de prestations est peu courante dans l’objet des crédits export que nous finançons. Les entrepreneurs devraient en faire plus souvent une catapulte de l’excellence française en matière d’ingénierie »
Un tremplin pour l’offre française en Afrique
Depuis la concrétisation de ce projet, le MCLU ivoirien a reçu plusieurs distinctions en Côte d’Ivoire pour le caractère innovant de sa démarche et de sa solution. Il est aussi sollicité par d’autres pays d’Afrique comme le Mali ou le Cameroun pour présenter la démarche à des administrations en quête, elles aussi, de solutions pour moderniser leur gestion du foncier.
Pour IGN FI, et sa maison mère Geofit, groupe qui réalise un chiffre d’affaires de l’ordre de 80 millions d’euros, dont 15 % à l’international, ce projet ivoirien pourrait n’être qu’un début. « C’est un tremplin car ce projet se réalise dans un pays d’Afrique de l’ouest francophone où nous n’avions pas encore réussi à monter un tel projet aussi complet » se réjouit Christophe Dekeyne, directeur général d’IGN FI.
Eric Thalgott confirme l’ambition international du groupe : « nous avons vocation à faciliter l’émergence d’une ère nouvelle, grâce à la numérisation » indique-t-il. « On est un des leaders français dans notre secteur : il y a des opportunités à l’international sur des marchés de projets que nous structurons avec IGN FI. Nous avons également l’intention de déployer le modèle Geofit à l’international : nous sommes en train de nous positionner dans certains pays ».
En Afrique en effet, pour un groupe dont le cœur de métier est la collecte de données géographiques et spatiales et leur traitement pour permettre de modéliser toute sortes d’aménagements urbains, d’infrastructures, de réseaux, les chantiers sont immenses, les financements compliqués. Le crédit export est un nouvel outil pour ce secteur qui gagne à être connu.
Chez Bpifrance, on compte bien capitaliser sur cette réalisation alors que l’Afrique est le terrain privilégié de développement de ses crédits export. « cette opération s’inscrit dans une dynamique très forte de notre activité de financement export en Afrique : 70 % de notre production en crédit export concerne le soutien à des projets d’entreprises françaises sur ce continent. L’encours cumulé atteint 1 milliard d’euros depuis son lancement en 2015 » conclut Pedro Novo.
Christine Gilguy