La filière nucléaire française reprend des couleurs sur les marchés internationaux, grâce à une approche mieux coordonnée. Aux Emirats Arabes Unis, elle revient même par la porte des services après avoir échoué en 2008, à décrocher le contrat de la construction de la première Centrale du pays (Barakah, notre photo) qui a été remporté par les Sud-coréens. Dans un entretien exclusif accordé au Moci, le délégué permanent du Comité stratégique de la filière nucléaire, Hervé Maillart et son bras droit Hervé de Trémiolles, nous en disent plus sur les ressorts de ce regain de dynamisme.
Le Moci. Comment expliquez-vous le regain d’intérêt pour l’énergie nucléaire dans le monde, 10 ans après la catastrophe de Fukushima ?
Hervé Maillart. Tout d’abord, les rapports successifs du GIEC, dont les pires prévisions sont confirmées, montrent l’urgence climatique et la nécessité de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Aujourd’hui il y a une véritable prise de conscience sur ce sujet. Le nucléaire est une énergie très faiblement émettrice de carbone, si l’on prend en compte tout le cycle de vie des installations, (la durée d’une centrale est d’environ 60 ans), les seules émissions se font lors de la phase de construction : 12 grammes de CO2 par kWh, soit une quantité identique à l’éolien, et donc inférieure au solaire (48 g) ou au gaz (490 g).
Deuxième raison : les besoins en énergie seront croissants en France et dans le monde au regard des impératifs de décarbonation des activités économiques. Il faudra décarboner partout l’industrie, et donc électrifier l’ensemble des procédés émetteurs de CO2. Afin d’y parvenir, il faut disposer d’une énergie stable, produite en permanence, et qui puisse absorber les pics de consommation : l’éolien et le solaire n’offrent pas cette stabilité, contrairement au nucléaire qui lui le permet.
Enfin, un argument qui me tient beaucoup à cœur : aujourd’hui dans le monde, il y a plus d’un milliard de personnes qui n’ont pas accès à l’électricité et qui n’ont pas un minimum de confort. Il ne serait pas éthiquement acceptable que les pays capables d’agir restent sans rien faire.
La filière française
« est l’une des seules dans le monde
à disposer de l’intégralité des savoir-faire »
Le Moci. A l’international, quels sont les atouts de la filière nucléaire française ?
Hervé Maillart. C’est l’une des seules dans le monde à disposer de l’intégralité des savoir-faire à la fois sur la R&D, la construction, l’exploitation et le démantèlement des centrales, mais aussi sur l’intégralité du cycle du combustible, l’extraction, la conversion, la fabrication, l’enrichissement et le retraitement et enfin, la gestion des déchets. La France est reconnue dans le monde comme l’un des acteurs majeurs et un partenaire fiable.
Le Moci. Après une période où les gros réacteurs EPR étaient mis en avant, le nouveau produit phare à l’export, est le petit réacteur SMR (Small Modular Reactor) français baptisé Nuward, porté par le consortium regroupant EDF, TechnicAtome, Naval Group et le CEA. Pour quelle raison ?
Hervé Maillart. Je ne le formulerais pas tout à fait comme vous le faites. La France dispose en fait d’une gamme complète de réacteurs de différentes puissances. Les EPR sont des réacteurs puissants de 1600 mégawatts destinés à des pays disposant d’infrastructures de réseau déjà développées et faisant face à une demande de consommation électrique importante.
La filière nucléaire française développe également l’EPR 1200, d’une puissance de 1200 mégawatts, pour des clients ayant des besoins de consommation moins importants ou une infrastructure globale ne nécessitant pas une puissance plus élevée.
Et puis effectivement, comme beaucoup d’autres pays dans le monde, la France développe des réacteurs plus petits, les SMR (Small Modular Reactors). Dans le monde, les gammes de puissance sont assez variées, mais le SMR Nuward français vise une puissance de 340 mégawatts.
L’avantage de ces réacteurs SMR est qu’ils sont plus petits et donc installables dans des zones plus isolées, comme dans le grand nord par exemple, ou dans des zones éloignées des infrastructures de réseaux. La construction de réseaux de transport d’électricité sur des grandes distances est en effet très couteuse, et parfois non rentable. Contrairement aux gros réacteurs, les SMR peuvent donc apporter des solutions moins onéreuses pour alimenter des régions isolées et avec une consommation limitée. Ils peuvent être déployés beaucoup plus facilement, car réalisés en usine par module, donc plus « industrialisables ». Ils pourront également remplacer les centrales à charbon de puissance identique, en produisant une électricité décarbonée.
« Il est surtout important
de montrer que la filière française est unie »
Le Moci. Le fait qu’aujourd’hui la filière nucléaire française soit plus groupée qu’elle ne l’était autrefois dans le cadre notamment du Comité stratégique de filière dont vous êtes le délégué, est-il pour vous un facteur de succès à l’export ?
Hervé Maillart. Certainement. Concrètement, il a été réaffirmé qu’EDF est la tête de file de la filière française. Parallèlement, nous avons mis en place une organisation permettant de discuter et de fédérer les différents points de vue sur les sujets importants pour la filière. Avec l’Etat français, nous avons défini quatre sujets principaux : les compétences et la formation, la numérisation des entreprises, la R&D et l’export. Sur chacun de ces sujets, nous avons mis en place des instances qui permettent de dialoguer et d’élaborer une stratégie partagée entre les industriels de la filière. Il est extrêmement important pour l’export en particulier, que la filière montre cette unité de vue, même si ensuite chaque industriel décline cette vision en fonction de sa propre stratégie.
Le Moci. Pour vos interlocuteurs étrangers, c’est une sacrée simplification…
Hervé Maillart. Effectivement, c’est une simplification mais il est surtout important de montrer que la filière française est unie. J’ai beaucoup de discussions en ce moment avec des interlocuteurs étrangers et en majorité, ils voient comme un plus certain cette idée de fédérer les industriels du nucléaire (ou d’une autre industrie d’ailleurs) dans une organisation permettant d’élaborer une vision commune, et de discuter avec le Gouvernement. C’est un gage de sérieux pour nos interlocuteurs.
Cette organisation fonctionne depuis sa mise en place en 2018 et tout le monde joue le jeu. Je peux rappeler que le Gouvernement français avait à l’époque souhaité refondre les filières industrielles dans une nouvelle organisation, avec un pilotage global assuré par le Conseil National de l’Industrie et des comités stratégiques par filières industrielles. Il avait été demandé à l’époque, de rédiger un contrat de filière négocié avec l’Etat sur les quatre axes principaux comme ceux que je viens d’évoquer plus haut. Pour le nucléaire, le contrat été signé après un an de travail, début 2019 avec l’Etat, les syndicats et les entreprises de la Filière.
Les chiffres clés de la filière nucléaire française à l’export
-3ème secteur industriel français, 3200 entreprises (85 % de PME), 220 000 emplois;
–58 % des entreprises de la filière mènent des activités à l’export;
-Plus de 120 réacteurs exploités dans le monde utilisent une technologie électronucléaire française;
-La filière nucléaire française fournit des services à 300 réacteurs dans le monde.
-En termes de segments d’activité, les exportations concernent en priorité les circuits primaires et secondaires, l’îlot nucléaire et l’instrumentation-contrôle.
-Près de 40 % des entreprises envisagent aujourd’hui de renforcer leurs activités électronucléaires à l’export dans les années à venir, avant tout vers le Royaume-Uni et l’Europe en général, puis vers la Chine et l’Inde.(Source : CSFN)
Le Moci. Quel est le rôle que vous jouez en tant que délégué permanent du Comité Stratégique de la Filière Nucléaire, notamment à l’export ?
Hervé Maillart. Plutôt un rôle de fédérateur, voire de coordonnateur. La filière nucléaire est composée de plusieurs écosystèmes dans lesquels on trouve des industriels, des groupements d’entreprises, des pôles de compétitivité, et des associations professionnelles. Chacun à ses objectifs propres et je ne m’en mêle que très peu. En revanche, mon objectif est de faire en sorte que le contrat de filière soit respecté et que tout cela fonctionne de façon coordonnée.
Le Moci. L’export impliquant souvent pour le nucléaire, des accords d’Etat à Etat, est tout de même un sujet plus complexe. Comment cela se passe-t-il ?
Hervé Maillart. Il y a plusieurs cas de figures qui se présentent et je pense qu’il faut bien distinguer le marché du nucléaire neuf des autres marchés en lien avec des services ou de la maintenance. Sur le nucléaire neuf, concernant la gamme de produits que j’ai évoquée précédemment, le porteur est clairement EDF et nous y intervenons peu. C’est EDF qui fédère l’ensemble des acteurs de la filière dans le cadre d’un projet d’exportation.
L’autre marché est celui de la vente de services ou de produits. Là il n’y a pas de chef de file clairement identifié, et dans certains cas, la filière a effectivement un rôle à jouer pour fédérer les industriels, autour d’une démarche commune au bénéfice de tous.
Aux EAU, l’ initiative E-Fusion
« permet de présenter une offre globale »
Le Moci. Ce fut le cas pour les Emirats Arabes Unis, ou la filière nucléaire française est en train de revenir par la petite porte …
Hervé de Trémiolles. C’est très intéressant comme exemple. Il s’agit d’une centrale dont la construction s’achève, qui n’est pas de technologie française mais sud-coréenne. Et aujourd’hui, la Filière française peut vendre malgré tout du service, des produits et du matériel.
Pour cela, la filière nucléaire a monté une initiative appelée « E-Fusion » qui permet de présenter une offre globale sur tout le savoir-faire français. Cela permet d’éviter que chaque industriel y aille de son côté, en ordre dispersé. Cela permet également d’embarquer des industriels de plus petite taille, des TPE et PME françaises qui, sans cette organisation, auraient beaucoup de mal à se faire entendre et à accéder à ce marché. Mais, j’insiste ; E-Fusion est une initiative franco-émirienne, qui vise d’une part à développer la chaîne de valeur française aux Émirats. Mais d’autre part, cette initiative existe aussi car il y a un intérêt très fort des Emiriens pour monter en compétence dans le secteur nucléaire et diversifier leur supply chain actuelle.
Le Moci. Du coup, la France revient sur un marché qui lui avait a priori échappé…
Hervé de Trémiolles. C’est un peu ça. On bénéficie du fait que la France entretient de très bonnes relations avec les Emirats Arabes Unis et qu’EDF a également de bonnes relations avec son homologue émirien Nawah, bénéficiant d’une coopération de longue date.
« La France est habituée
à faire du transfert de savoir-faire »
Le Moci. Les Sud-coréens n’avaient-ils pas prévu l’après construction ?
Hervé Maillart. Ils ne sont probablement pas organisés comme nous et les Emiriens tiennent vraiment à diversifier leurs fournisseurs. Mais ce que l’on peut ajouter à cette question, c’est que la France est habituée à faire du transfert de savoir-faire. Par exemple, nous l’avons fait en Chine lors de la construction de la Centrale de Daya Bay : des Chinois sont venus se former en France pour assurer ensuite l’exploitation de la Centrale. Des industriels français se sont également implantés en Chine et travaillent avec les industriels chinois pour être fournisseurs de Daya Bay, mais aussi des autres Centrales nucléaires. La France est habituée à ce type de transfert dans les pays dans lesquels nous avons vendu du nucléaire.
Contrairement à certains concurrents, la France n’arrive pas dans les pays étrangers avec ses méthodes propres. Elle arrive avec un souci fort de localiser les savoir-faire, de prendre en compte le contexte local. Aux Emirats, c’est bien l’objectif d’E-Fusion, et ceci constitue un atout à l’export.
Le Moci. Et cela va jusqu’à créer des industries localement ?
Hervé de Trémiolles. Effectivement, nous travaillons dans le cadre d’E-Fusion, sur la mise en relation d’industriels français avec des partenaires locaux aux Emirats. Ce sont souvent des industriels reconnus, par exemple du secteur pétrolier et gazier, mais qui ne possèdent pas de savoir-faire dans le nucléaire. Cela débouche sur des associations d’entreprises ou des joint-ventures, des filiales ou d’autres formes de collaboration en lien avec les contrats de services qui émergent dans le cadre de l’exploitation de la future centrale. J’ajoute que nous nous coordonnons avec les services de l’ambassade dont par exemple les services de Business France qui nous aident pour les mises en relation entre industriels.
Le Moci- En termes de chiffre d’affaires export, avez-vous une évaluation de cette initiative E-Fusion ?
Hervé Maillart. On en est au tout début d’un projet qui s’inscrit dans le long terme, le chiffre d’affaires est encore faible. La centrale démarre juste et l’exploitant est encore aligné sur les garanties du constructeur Coréen. Mais la France doit s’impliquer dès maintenant, car la mise en place de tels partenariats se fait sur un temps long.
« Dans l’avenir,
l’idée sera effectivement
de reproduire cette expérience dans d’autres pays »
Le Moci. Cette expérience E Fusion est-elle reproductible dans d’autres pays ?
Hervé Maillart. Ce n’est pas la première fois que la filière vend du service à l’export et que tous nos industriels sont dans une démarche coordonnée. Mais c’est peut-être la première fois que sur le marché d’une Centrale de technologie non française, ils vont tous de manière collective et organisée. Ça marche plutôt bien et nous voyons les premiers succès. Dans l’avenir, l’idée sera effectivement de reproduire cette expérience dans d’autres pays, avec une démarche proactive.
Un point sera toutefois essentiel dans un secteur comme le nucléaire, c’est le support institutionnel indispensable afin de s’ouvrir les bonnes portes. Ce support peut être apporté par les ambassades ou les ministères, mais je suis convaincu qu’il faut au moins au départ un soutien politique fort.
Propos recueillis
par Christine Gilguy