Chargé par le président Sarkozy d’un rapport pour établir les règles d’un commerce plus loyal avec les pays tiers, Yvon Jacob opère notamment sur le terrain de la propriété industrielle, de l’espionnage et de la contrefaçon.
Le Moci. Vous présidiez la Fédération des industries mécaniques depuis 2002 et le Groupe des fédérations industrielles depuis 2005. Le 30 juin dernier, vous avez été nommé ambassadeur de l’Industrie. Quelle est votre mission ?
Yvon Jacob. Ce poste, que j’occupe réellement depuis septembre, a été créé à la suite des États généraux de l’industrie. Cette décision est révélatrice de la volonté du gouvernement français de structurer une politique industrielle nationale et d’agir pour mettre en place une politique industrielle européenne qui n’est plus en soi un sujet tabou. Ma mission consiste à conduire un travail d’influence auprès des institutions européennes – Commission, Parlement –, à convaincre les États membres, du moins ceux qui disposent encore d’un tissu industriel, de l’importance d’une politique industrielle pour l’Europe, d’identifier les groupes industriels européens avec lesquels nous avons des intérêts convergents et d’expliquer le message de la France à ses entreprises et ses institutions. Le fait que cette fonction ne soit pas confiée à un haut fonctionnaire ou à un responsable politique sans expérience de l’industrie, mais à un industriel – en l’occurrence, j’étais président de Legris Industries –marque un changement de mentalité. D’ailleurs, j’observe que ce sont également deux anciens chefs
d’entreprise, Jean-Claude Volot et Jean-François Dehecq, qui ont été nommés, après les États généraux, respectivement médiateur de la sous-traitance et vice-président de la Conférence nationale de l’industrie. Choisir des hommes d’entreprise est devenu une nécessité absolue pour que les pouvoirs publics et le monde de l’industrie se rapprochent et parlent de la même façon.
Le Moci. Eric Besson, le ministre de l’Industrie, vous a demandé de produire un rapport sur la réciprocité. L’Occident dénonce souvent des atteintes à la propriété industrielle. Qu’en est-il exactement ?
Yvon Jacob. Ce rapport doit être remis à la fin du mois de mai prochain. Après dix ans de mondialisation qu’a encore accélérée l’entrée de la Chine dans l’OMC et une quarantaine d’années de pratique commerciale à l’échelon européen, nous cherchons les voies et moyens de transformer le Free Trade (libre- échange) en Fair Trade (commerce loyal). Il s’agit pour nous, d’abord, de dresser un état aussi complet que possible de toutes les causes de déséquilibre (telles que normes sociales, environnementales ou conditions d’accès aux marchés publics) en adoptant une vision à la fois intra et extraeuropéenne, puis de formuler des suggestions afin de « quitter le terrain de la naïveté pour emprunter celui de l’efficacité », pour reprendre l’expression du président Sarkozy. Ce travail de terrain sera de longue haleine et, par les temps qui courent, assurément plus facile à mener au plan bilatéral.
S’agissant de la propriété industrielle, je suis convaincu que l’espionnage dont les pays occidentaux et leurs entreprises ont été et sont encore les victimes est très largement sous-estimé. Certaines entreprises chinoises, à l’instar de ce que pratiquaient des entreprises japonaises il y a quarante ans, se livrent, on le sait à l’espionnage industriel. Quant à la contrefaçon, elle est souvent liée à l’espionnage. C’est pourquoi il vaut mieux nous organiser, et créer, me semble-t-il, un programme public pour informer, former et conseiller les entreprises dans la protection de leur process industriel, de leur savoir-faire et de leur propriété intellectuelle.
Le Moci. L’Europe a pris une importance considérable dans la vie économique. Est-ce que les industriels français en sont conscients ?
Yvon Jacob. Moi-même, je n’étais pas conscient de l’importance de l’Europe pour les entreprises. Or, elles ne peuvent aujourd’hui se développer, à la fois sur les fronts européen et international sans intégrer les décisions européennes qui les concernent directement ou indirectement. De même, elles ont tout intérêt à identifier et à relayer le plus en amont possible leurs besoins et mettre en place un lobbying européen nécessaire pour peser sur des décisions qui auront une forte influence sur leurs activités. Le commerce international est entièrement encadré. Les négociations internationales ont été et sont menées par l’Union européenne pour le compte de ses États membres. De grandes décisions stratégiques en matière d’environnement, de recherche et d’innovation, de financement des investissements sont décidées à Bruxelles. Toutes ces stratégies et d’autres, comme la concurrence, le marché intérieur, encadrent le commerce de nos entreprises, tant en Europe qu’à l’extérieur, et ont des conséquences déterminantes sur l’acte de production […].
Le Moci. Le commissaire européen à l’industrie, Antonio Tajani, plaide pour qu’une politique industrielle européenne intégrée remplace les politiques nationales. Qu’en pensez-vous ?
Yvon Jacob. La mise en place d’un grand marché européen intégré doit s’accompagner d’une harmonisation des conditions d’échanges en Europe, qui prenne en compte les aspects de fiscalité et de régime social notamment. La France y a, d’ailleurs, tout intérêt. Toutefois, l’Europe doit absolument mener, avant de prendre des décisions, des études d’impact sur l’industrie, et évaluer, a posteriori, les résultats des mesures prises, pour éventuellement pouvoir les modifier. Encore faut-il que tous les États membres veuillent une politique industrielle européenne. Sur ce sujet, deux conceptions s’opposent : l’une, défendue par les Britanniques et que partagent notamment les pays scandinaves qui voient dans la construction européenne essentiellement la constitution d’une vaste zone de libre-échange, une autre, plus ambitieuse et intégrationniste, que porte en particulier le tandem franco-allemand.
Le Moci. N’est-il pas difficile de mener une politique industrielle, tant en France qu’à l’échelon européen, tant les responsabilités sont éparpillées ?
Yvon Jacob. Oui. Songez qu’en France le prédécesseur d’Eric Besson, Christian Estrosi, ministre de l’Industrie, ne possédait même pas le portefeuille de l’énergie. Le secteur agroalimentaire relève du ministère de l’Agriculture, l’industrie du médicament et l’équipement médical de la Santé, la recherche et l’espace, tout comme l’innovation, du ministère de la Recherche. On observe la même dilution au plan européen. Le commissaire Antonio Tajani n’a pas de compétences propres. D’autres commissaires européens interviennent sur des sujets concernant l’industrie, les négociations commerciales, la concurrence, le soutien à la R&D et l’innovation.
Il y a à l’évidence un manque d’unité stratégique au sommet de l’Union européenne. Dans le domaine spatial, c’est une compétence partagée entre Bruxelles et les États membres. Autre exemple, le brevet européen. Tous les industriels de l’Union y sont favorables, mais les gouvernements s’opposent sur des questions d’utilisation des langues et de traduction. Alors, on va peut-être assister au démarrage de coopérations renforcées entre certains États membres. Mais je note que souvent les meilleures coopérations sont mises en place par les entreprises elles-mêmes, comme dans le cas d’EADS.
Le Moci. À cet égard, le Parlement européen plaide pour la création de nouveaux champions européens. Cette prise de position doit vous satisfaire…
Yvon Jacob. Oui, il s’agit là d’un changement profond des mentalités. On admet enfin à Bruxelles que, sans coopération entre des entreprises européennes, sans rapprochements, sans fusions, on ne représente plus rien. Il ne s’agit plus seulement de s’aligner, en termes de taille d’entreprises ou de groupes, sur les États-Unis, mais sur les pays émergents : Chine, Inde, Brésil et Russie. Je suis persuadé que si la fusion entre Legrand et Schneider était présentée aujourd’hui, la Commission européenne ne l’interdirait pas, ce qu’elle a, malheureusement, fait il y a quelques années.
Propos recueillis par François Pargny