Il se lit comme un polar et laisse le lecteur interloqué : avec son récit sur le « piège américain » écrit avec le concours du journaliste Matthieu Aron (Nouvel Observateur), Frédéric Pierucci, ancien président de la filiale chaudière d’Alstom, nous livre le carnet de route de sa descente aux enfers entre le 14 avril 2013, date de son arrestation par le FBI, à la sortie de l’avion tout juste atterri à l’aéroport JFK de New-York, et le 25 avril 2018, date de sa mise en liberté conditionnelle par un juge français.
Cinq années, dont deux et 1 mois dans les prisons américaines, otage d’une négociation entre le DOJ, le redoutable Department of Justice fédéral américain, et Alstom, pour une affaire de corruption lors de la négociation d’un contrat en Indonésie remontant à 2003-2005, dans lequel Frédéric Pierucci n’était même pas impliqué directement.
Le groupe français avait été épinglé par le DOJ au nom d’une loi extraterritoriale américaine de 1977 dénommée FCPA (Foreign Corrupt Practices Act) mais, sous la direction de Patrick Kron, avait longtemps refusé de coopérer avec la justice américaine, ou fait mine de coopérer. D’où la pression exercé par le DOJ, qui a fait arrêter pas moins de trois cadres du groupe français pour cette affaire, dont Frédéric Perucci. Alstom a fini par coopérer mais a lâché ses anciens cadres. Parallèlement, sa direction a engagé dès 2014 en toute discrétion, des négociations éclair pour vendre sa branche énergie au groupe américain General Electric (GE).
Les conditions de cette cession font encore aujourd’hui polémique, surtout à l’aune des dernières annonces de GE concernant la suppression de milliers de postes en Europe et en France. La conviction de l’ancien cadre d’Alstom, qui a aussi utilisé ses longs mois de captivité pour éplucher la FCPA et sa jurisprudence, est faite : elle s’est opérée dans les pires conditions pour éviter aux dirigeants d’Alstom des poursuites aux Etats-Unis. Cela dans le cadre d’une guerre économique globale menée par les États-Unis pour préserver leur suprématie économique dans un certain nombre de secteurs, quitte à instrumentaliser les législations extraterritoriales comme le FCPA.
Devenu expert de cette législation, Frédéric Pierucci en a fait son nouveau métier, à la tête d’un cabinet conseil, Ikarian, spécialiste de la compliance. Son agenda ne désemplit pas depuis la parution de son livre, les conférences dont il est le speaker se multiplient. Nous l’avons croisé encore dernièrement à la première Université de l’internationalisation des entreprises à Marseille le 5 juillet. Un signe que les milieux d’affaires français prennent la mesure de l’impact de ces pratiques américaines.
Sa démonstration est très convaincante et éclaire sous un angle cru la réelle portée de la pratique américaine des législations extraterritoriales sur la corruption ou les embargos. De fait, au nom de la lutte anti-corruption depuis 2008, 26 sociétés ont réglé des pénalités supérieures à 100 millions de dollars au trésor américain, 5 seulement sont américaines, 14 sont européennes, dont 5 françaises. Et pour ces dernières, la facture se monte à près de 2 milliards de dollars…
Christine Gilguy
Le Piège américain, par Frédéric Pierucci avec Matthieu Aron. JC Lattès. Janvier 2019.