Les milieux d’affaires européens ne doivent pas s’attendre à plus de clarté dans la politique de l’Union européenne (UE) vis à vis de la Russie. Car encore une fois se pose la question de la cohérence de cette politique ! Dans le plus grand désordre, les Européens se positionnent ainsi face au projet de gazoduc russe Nord Stream II vers l’Allemagne, et, parallèlement, ils viennent d’adopter, lors du dernier sommet de juin dernier, une ligne politique particulièrement dure à l’encontre de Moscou, en décidant de prolonger d’un an les sanctions décidées après l’invasion de la Crimée en mars 2014 et de six mois celles pratiqués depuis l’été 2014, en raison de l’appui apporté par les Russes aux séparatistes de l’est ukrainien.
S’agissant de Nord Stream II, mené par le géant Gazprom avec des entreprises européennes telles que les allemandes Uniper et Wintershall ou le français Engie, l’Allemagne y est très favorable, la Pologne violemment opposée. Donald Tusk, le président polonais du Conseil européen, est sur la même ligne que Varsovie, estimant que ce grand projet risque gravement d’augmenter la dépendance des Européens à l’égard du grand frère de l’Est. La Commission européenne est aussi réservée, estimant que ce projet n’est pas compatible avec le paquet climat-énergie « des trois 20 % » à l’horizon 2020 sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre dans l’UE, la part des énergies renouvelables dans la consommation d’énergie et l’amélioration de l’efficacité énergétique.
Pour ne rien arranger, les Américains, sans avoir consulté les Européens au préalable, s’orientent vers de nouvelles sanctions ciblées, qui pourraient toucher Nord Stream II. En effet, le Sénat vient d’adopter un texte portant sur renforcement des sanctions contre la Russie et en particulier les entreprises impliquées dans les réseaux d’export d’énergie de ce pays, comme Nord Stream II. Bien sûr, il faut encore que le texte soit approuvé par la Chambre des représentants et signé par Donald Trump. Ce qui n’est pas du tout impossible dans le climat « inamical » qui règne à l’encontre de la Russie à Washington, note-t-on chez Credendo, l’assureur crédit belge ne tablant, cependant, pas sur des sanctions supplémentaires américaines comme européennes à court terme.
La crise dans le Donbass, avec une Ukraine qui finalise son accord commercial avec les Vingt-huit, et l’invasion russe de la Crimée ont fait que l’UE, simple opérateur technique au départ en Europe de l’Est dans le cadre du Partenariat oriental (PO), est devenu « un acteur géopolitique », convenait tout récemment à Paris, l’ambassadeur européen à Moscou, le Lituanien Vygaudas Usackas. Quant à imaginer que Vladimir Poutine soit tenté d’envahir les pays baltes, on récuse toute idée de paranoïa à Bruxelles, tout en indiquant être attentif à ce qui pourrait s’apparenter à une tentation.
Classe moyenne et jeunes, nouveaux insatisfaits
Si l’UE est impuissante à infléchir la politique russe, elle estime, en revanche, que le temps joue en sa faveur. Certes, la réélection en mars 2018 du Maître du Kremlin – même s’il ne s’est pas encore déclaré candidat – ne fait aucun doute; mais elle remarque que les motifs d’insatisfaction se multiplient au sein de la classe moyenne, dont le pouvoir d’achat ne cesse d’être érodé depuis la mise en place des sanctions et la baisse des cours du pétrole, et parmi les jeunes, qui se mobilisent de plus en plus contre les élites et leur corruption. Le nombre de pauvres ces quatre dernières années, dont deux années de récession, serait passé de 16 à 23 millions de personnes.
Dans ce contexte, le retour de la croissance ne serait pas suffisant (1,4 % cette année prévu par le FMI), même si d’autres indicateurs sont également meilleurs (inflation, parité du rouble…). Dans sa dernière évaluation du risque d’impayés des entreprises à fin juin, Coface a reclassé la Russie en B (sur une échelle allant de A1 à E), c’est-à-dire peu élevé. A Bruxelles, on reconnaît qu’il y a eu une hausse de la production industrielle qui s’est substituée à des importations, pour autant, explique un diplomate européen au Moci, « la Russie est coupée des instruments financiers de l’Occident et sa diversification, sa modernisation sont en panne ».
Certes, y convient-on encore, le président reste populaire, mais les premières manifestations sociales à Moscou et en province pourraient faire tache d’huile, à mesure que le régime se durcit, en s’attaquant à la presse, à la liberté d’expression, aux droits de l’homme en général. Les diplomates occidentaux seraient eux-mêmes victimes « de menaces, de tracasseries et d’intimidations dignes des années de guerre froide (fouille des bagages et sacoches, visite des chambres d’hôtels, attente aux aéroports, etc.) », relate l’un d’entre eux.
La Russie plus dépendante de l’UE que le contraire
Dans ce contexte, maintenir des relations avec Moscou est important. D’autant qu’on ne peut exclure, convient-on à Bruxelles, que la pression exercée par les capitales occidentales entraînent une réaction violente de la Russie, « si elle se sent acculée ». Raison de plus de maintenir le dialogue avec Moscou sur les terrains où la coopération est rendue possible. C’est ainsi que le 11 juillet Federica Mogherini, Haut représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, a reçu dans la capitale belge le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov pour discuter de la guerre en Syrie et du cessez-le feu parrainé par la Russie, les États-Unis et la Jordanie dans le sud du pays.
Les Vingt-huit dépendent beaucoup de la Russie pour son énergie, mais, pour eux la patrie de Vladimir Poutine est encore plus dépendante des Européens. Plus de 82 % du gaz et 60 % du pétrole russes exportés leurs sont destinés. D’après Eurostat, depuis 2013, le poids de la Russie dans le total des échanges de biens de l’UE a pratiquement diminué de moitié pour s’établir à 5,5 % en 2016. Ce pays n’était le premier partenaire que pour la Lituanie et encore pour seulement 13 % des exportations et 14 % des importations de biens de l’État balte. Enfin, s’agissant des investissements directs étrangers (IDE), les Vingt-Huit se taillent la part du lion, soit 75 %. La Russie reste dépendante des transferts de technologie en provenance de l’Ouest. Et ce n’est pas prêt de s’arrêter. « Les Chinois ne sont prêts de nous remplacer », assène un diplomate européen.
François Pargny
Pour prolonger :
UE / Russie : vers une prolongation des sanctions européennes
Russie / Économie : la Russie doit changer son modèle de croissance selon Coface