A coté de la guerre commerciale ‘classique’ que se livrent les Européens et les Russes, le plus souvent dans le cadre de l’OMC (Organisation mondiale du commerce), une nouvelle bataille, jusqu’ici plus discrète, envenime des relations déjà tendues entre les deux blocs. Le 24 février, le ministre russe de la défense, Sergueï Choïgou, a en effet annoncé, devant les membres de la Douma, l’existence d’une « armée pour les opérations d’information » plus efficace et puissante que « ne l’était la contre-propagande soviétique ». De quoi alimenter les inquiétudes européennes sur les intentions des Russes, d’autant plus que le ministre russe a donné quelques détails qui témoignent d’une stratégie volontaire et bien huilée.
Cette ‘armée’ d’un genre nouveau compterait déjà un millier de ‘soldats’ et disposerait d’un budget de 300 millions d’euros par an. « Face à l’offensive informationnelle occidentale, l’armée russe a décidé de créer une unité dédiée. Elle consacrera ses efforts à proposer au public des faits avérés et à contrer les cyber attaques dont le pays s’estime la cible », relate Sputniknews, un site pro-russe qui serait l’un des instrument de cette ‘guerre’, qui diffuse en plusieurs langues, notamment en français, depuis janvier 2015. « Aujourd’hui, la confrontation dans l’espace informationnel arrive au premier plan, et il s’agit en réalité d’une lutte pour les esprits et la conscience de masse », explique Iouri Balouïevski, ancien chef d’État-major général russe, cité par le média en ligne.
Influencer les élections
Une annonce qui crée des sueurs froides à Bruxelles alors que des élections doivent se tenir cette année aux Pays-Bas, en France et en Allemagne. Car l’unité en question ne limitera pas ses missions à de la contre-propagande ou à la défense contre les cyber-attaques. Ses opérations devraient également englober la guerre électronique et la cyber-guerre, déjà dénoncée par les services secrets américains lors de l’élection présidentielle outre-Atlantique.
Les articles publiés par les sites pro russes tels que Sputniknews ou Russia Today (RT), démontrent d’ailleurs l’intérêt manifeste du Kremlin pour les élections présidentielles en France. Quand François Fillon et Marine le Pen sont présentés sous un jour positif, Emmanuel Macron, prétendument soutenu par un « lobby gay très riche » est descendu en flamme. Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon bénéficient quant à eux d’une couverture globalement neutre, mais très en retrait, sans doute en raison de leur moindre chance d’arriver au second tour de l’élection selon les sondages. S
Selon des représentants à la Commission européenne, Angela Merkel serait elle aussi une des cibles privilégiées de la propagande russe. Objectif ? « Brouiller l’opinion publique européenne pour déstabiliser plus encore l’UE », explique un spécialiste des cyber-attaques au Conseil européen.
La riposte européenne semble bien fragile
Face au bulldozer russe, la riposte européenne semble bien fragile. En 2015 – juste après les accords de Minsk fixant les conditions d’un cessez-le-feu en Ukraine – le Conseil de l’UE, l’organe de représentation des Etats membres à Bruxelles, crée en son sein une unité restreinte composée de 11 personnes. Pompeusement baptisée la East StratCo Task Force (ESCTF), elle a pour mission de « contrer les campagnes de désinformation menées par la Russie » en Europe, comme indiqué dans les conclusions du conseil européen en mars de la même année.
Son plan d’action ? Dénicher les « fake news » -informations tronquées ou fausses-diffusées par les médias russes à la solde du Kremlin en s’appuyant sur des volontaires, journalistes, experts ou simples citoyens. L’ESCTF est ensuite chargée de rectifier, sur son site, et via les médias sociaux, les informations avérées fausses.
Mais l’équipe, dont les membres sont des experts nationaux bénéficiant de contrats à court terme, ne disposerait même pas d’un budget propre. Pour Jakub Kalensky, qui a intégré le groupe de travail dédié à la propagande russe du Service européen pour l’action extérieure, l’UE « devrait réellement en faire davantage » pour contrer « la désinformation pro-Kremlin » qu’il juge « extrêmement réussie ».
Pays baltes et Pologne très inquiets
Même son de cloche dans les pays baltes ou en Pologne, très inquiets de cette escalade dans la guerre d’information menée par Moscou.
L’eurodéputé polonais du parti Plateforme civique Jacek Saryusz-Wolski milite pour que la Commission s’engage davantage sur ce nouveau front. Car selon lui, la propagation des « idées fausses » ne vise pas seulement les médias mais aussi les responsables politiques. « Ces mensonges remportent des élections, ces mensonges gouvernent, et j’entends ces mensonges sortir de la bouche de mes collègues, membres de ce Parlement. J’estime qu’entre 100 et 140 eurodéputés, sur un total de 751, utilisent ici même les rhétoriques du Kremlin », dénonce-t-il dans une interview accordée au site Euractiv le 1er février dernier.
Jaromír Štětina, eurodéputé tchèque du groupe PPE s’inquiète lui aussi d’une stratégie qui viserait avant tout à « détruire l’UE ». Les deux élus européens craignent néanmoins qu’il ne soit déjà trop tard pour contrer les effets du rouleau compresseur russe. Reste à attendre les résultats à l’issue des élections néerlandaises, françaises et allemandes pour mesurer l’ampleur de sa force de frappe.
Kattalin Landaburu, à Bruxelles