Le Japon et l’Union européenne (UE) tiendront le prochain round de leurs négociations pour un accord de libre-échange (ALE) de « nouvelle génération » (englobant donc l’investissement ou encore les marchés publics) entre le 31 mars et le 4 avril à Tokyo. Et les Japonais sont plus que jamais désireux d’aboutir.
A Paris, l’intérêt de Tokyo pour cet ALE est en effet souvent réduit à la possibilité pour l’automobile nipponne de pénétrer plus facilement le marché communautaire – à l’instar de la Corée du Sud, déjà signataire d’un accord de libre échange avec l’UE. Une présentation qui n’est pas du goût de l’archipel, qui démontre « une volonté à la fois politique d’aboutir et de réussir en impliquant le secteur privé », constatait Françoise Nicolas, chercheur et directeur du Centre Asie à l’Institut français des relations internationales (Ifri), à l’occasion d’un séminaire sur « la politique et le point de vue du Japon », organisé à la CCI Paris-Ile-de-France, le 15 mars.
La volonté de Tokyo de conclure ce partenariat correspondrait ainsi à aux Abenomics, la politique économique du Premier ministre Shinzo Abe, dont « la troisième flèche » comprend la création de nouveaux marchés (avec la libéralisation du marché électrique d’ici 2020, l’essor du marché de la santé, en raison du vieillissement de la population…), la meilleure utilisation de force de travail (accroître l’emploi des femmes et des jeunes…), la promotion de l’investissement (aide aux entreprises, simplification administrative…) et l’intégration économique globale.
Tokyo signe des accords internationaux et pousse ses entreprises à l’étranger
Ce dernier morceau de la flèche comprend lui-même deux éléments. D’abord, la négociation de « méga accords», type UE-Japon et partenariat transpacifique (TPP avec les États-Unis notamment), mais aussi de façon bilatérale avec la Mongolie, le Canada ou la Colombie. Au demeurant, des accords sont déjà conclus, voire en vigueur avec onze autres pays, comme Singapour, le Mexique ou la Suisse, et avec l’Association des nations du sud-est asiatique (Asean).
« Le marché japonais risque de se développer en vase-clos. Il faut continuer à nous étendre à l’international », juge Takahiro Tomonaga, directeur général du département Information stratégique et recherche de la filiale Benelux de la société de commerce Mitsui & Co, selon lequel son pays et l’UE ont le même souci : relancer leur économie. Le second élément de l’intégration économique globale consiste justement à pousser les sociétés nipponnes sur les marchés extérieurs, parallèlement à l’accueil des investissements directs étrangers (IDE).
« Pour connaître les attentes des entreprises, nous nous efforçons de développer les relations avec les fédérations professionnelles dans toute une série de secteurs : textile, chimie, pharmacie, chaussures, boissons, métaux, économie numérique ou encore activités culturelles », détaille Shigehiro Tanaka (notre photo), directeur général du département du Système commercial multilatéral au ministère de l’Économie, du commerce et de l’industrie (Meti).
Coopérer dans la R&D, sur les marchés tiers et en matière règlementaire
« Les enjeux du vieillissement de la population, de l’approvisionnement en énergie, en ressources naturelles ou du changement climatique nous incite à coopérer et investir dans la recherche et développement », assure Takahiro Tomonaga. « La R&D, grâce à son secteur privé, est un point fort du Japon et nous souhaitons que des partenariats dans ce domaine soient noués avec des sociétés françaises », renchérit Shigehiro Tanaka, selon lequel son pays occupe le premier rang parmi les nations du G8 en termes de dépenses de R&D par rapport au produit intérieur brut (PIB) et de nombre de chercheurs par habitant et la seconde place parmi les États signataires de traités de coopération en matières de brevets, avec une part de 21 % en 2011, derrière les États-Unis (27 %) et devant l’Allemagne (10 %) et la Chine (9 %).
« Nous voulons aussi établir des partenariats avec des sociétés françaises pour nous étendre sur les marchés tiers comme l’Afrique et élaborer des règles communes dans l’énergie, le transport, l’urbanisation », explique encore le dirigeant de Mitsui, qui qualifie de « fondamentale » la coopération et l’harmonisation règlementaires « pour parvenir à un accord de haut niveau avec l’Union européenne qui puisse dynamiser l’activité du secteur privé ».
Dans l’automobile, Tokyo plaide pour l’instauration de normes techniques mondiales dans le cadre des Nations Unies. « Trouver un accord entre Européens et Japonais ne suffit pas. Il faut également englober les économies émergentes, affirme Shigehiro Tanaka, de façon à ce que ces normes soient partagées par le plus grand nombre possible ».
Marché public : un premier contrat pour Thales dans le ferroviaire
« Harmoniser les règles et les normes, c’est le plus difficile, reconnaît le dirigeant du Meti, car l’histoire, la culture, qui est ancienne des deux côtés, et les méthodes ne sont pas les mêmes ». A cet égard, il cite, volontiers, le cas des marchés publics, plus particulièrement dans le domaine ferroviaire. Les capitales européennes jugent que les marchés publics au Japon sont fermés. Tokyo rétorque que le Japon subit un déficit avec tous les grands pays européens dans ce domaine, à l’exception du Royaume-Uni, tout en reconnaissant que « des deux côtés les gains sont faibles et qu’il faut élever le niveau d’échanges dans le ferroviaire ».
« La conception des marchés publics est beaucoup plus large en Europe qu’au Japon, explique Shigehiro Tanaka. Chez nous, il y a une totale séparation entre secteurs public et privé. Et dans le ferroviaire en particulier, Japan Railways (JR) est un groupe de sociétés privées, coté en Bourse, dans lequel l’État n’est pas impliqué ». Légitime ou pas, force est de constater que la pression des Européens recueille ses premiers fruits. Le 26 février 2013, le ministère français du Commerce extérieur titrait sur son site, « pour la première fois depuis 1999, deux entreprises européennes ont été présélectionnées dans le cadre d’un marché ferroviaire au Japon», en l’occurrence les français Thales et Alstom. Le 21 février dernier, soit un an près, Thales était sélectionné par East Japan Railway Company (JR East) pour installer un système de signalisation sur une ligne de l’agglomération de Tokyo, aux dépens d’Alstom.
Prévoir des clauses de révision dans l’ALE
Un premier contrat dans le ferroviaire qui tombe à pic. Le 17 juillet 2012, le commissaire européen en charge du Commerce, Karel de Gucht, avertissait qu’il demanderait l’arrêt des négociations, si Tokyo n’avait pas supprimé « ses principaux obstacles non tarifaires dans un délai d’un an après le début des négociations ». Les discussions ayant été entamées en avril 2013, le round prochain devrait donc être crucial.
Pour l’économiste Jean-Paul Betbeze, président du conseil scientifique de la fondation Robert Schuman, il ne faudrait surtout pas que l’ALE entre Japonais et Européens soit statique. « Les accords doivent être imaginés dans un monde qui bouge et qui ne va pas rester ainsi longtemps. Donc il faut prévoir des clauses de révision », juge le président du cabinet Betbeze Conseil. Des propos qui correspondent aux souhaits du gouvernement Abe, rapporte Shigehiro Tanaka. « Il faut, précise le dirigeant du Meti, que l’accord puisse être adapté au fil du temps ».
François Pargny