« Enfin, la réforme portuaire est passée ! » Un cri du cœur qui émane de l’immense majorité des professionnels du secteur portuaire français. La loi de réforme portuaire du 4 juillet 2008 est entrée en application le 3 mai dernier (le 10 juin à Bordeaux), après des années de conflits sociaux qui ont handicapé les ports hexagonaux et terni leur image. Elle constitue un premier pas pour un retour à la compétitivité.
Selon Gilles Scognamiglio, associé d’Ernst & Young, cette réforme a pour but « d’assurer un commandement unique de la manutention portuaire via le transfert des outillages de manutention (grues et portiques). Grutiers et portiqueurs sont regroupés sous un seul commandement : la société de manutention. »
Les grands ports maritimes sont désormais chargés des fonctions régaliennes, comme les missions d’aménageur : réalisation, exploitation et entretien des accès, construction et entretien des infrastructures portuaires, aménagement et gestion des zones industrielles ou logistiques.
S’y ajoutent la gestion et la valorisation du domanial ; la police, la sûreté et la sécurité et les actions de promotion générale du port.
Cette période agitée, qui aura duré quatre ans, a été qualifiée de « chaotique » par Christian Paschetta, président de l’Unim (Union nationale des industries de la manutention), lors de l’assemblée générale du syndicat professionnel, le 23 juin dernier : « Les perturbations sociales que les ports ont subies du fait des négociations sur la pénibilité ont été très pénalisantes, particulièrement en ce début d’année 2011 pendant plus de six semaines. » En effet, certains armateurs et chargeurs sont partis chercher dans les ports européens des zones Nord (Zeebrugge et surtout Anvers) et Sud (Gênes, Barcelone, Valence) un climat plus apaisé et donc une meilleure fiabilité des opérations de manutention des marchandises.
« On peut observer chez les chargeurs une certaine perte de confiance suite aux grèves. Ils ont dû trouver des solutions alternatives de transport, essentiellement la route », analyse Gilles Scognamiglio. « Certains chargeurs sont revenus, mais d’autres ont gardé sous le coude une partie des solutions alternatives qu’ils avaient mises en place. Les grèves ont été perçues jusqu’au niveau des directions générales des entreprises, dont certaines ont même ordonné de créer des stocks de sécurité, ce qui est une hérésie », ajoute Philippe Bonnevie, délégué général de l’AUTF (Association des utilisateurs de transport de fret).
D’autres sont encore plus sévères, comme cet expert qui préfère rester anonyme : « Beaucoup de chargeurs et d’armateurs sont partis en courant ! Les trafics de conteneurs du Havre et Marseille se sont effondrés. ». « Les pertes de trafic sont évidentes. Les ports auront-ils la franchise de nous communiquer des chiffres réalistes ? Et à quand le retour à notre niveau d’avant la réforme ? », s’interroge, quant à lui, Thierry Brulé, directeur général de Setcargo.
Le Havre séduit l’Asie
Les temps changent : Le Havre s’est vu remettre en avril dernier le trophée du « meilleur port maritime d’Europe 2011 » par le magazine professionnel Cargonews Asia. Quelque 13 500 lecteurs ont voté pour le port normand parmi huit ports nominés, dont Rotterdam et Anvers. Sa capacité d’accueil des géants des mers (porte-conteneurs de plus de 10 000 EVP) et sa récente certification ISO 28000 pour l’organisation interne mise en place en matière de sûreté ont certainement participé à ce vote positif des commissionnaires de transport et armateurs asiatiques. Longtemps, les ports français ont été ostracisés par les industriels et armateurs asiatiques. « Il y a vingt ans déjà, Toyota, qui avait installé une usine d’assemblage en Angleterre, nous avait envoyé un questionnaire de plus de 100 pages sur les ports français, en nous demandant la raison des grèves », témoigne un ancien chargeur.
Un bond de la productivité
Les pertes de trafic sont évaluées à 700 000 conteneurs au Havre, sur 2,4 millions de conteneurs équivalents vingt pieds (EVP) traités en 2010, selon Jean-Louis Le Yondre, président du conseil maritime de TLF (Fédération des entreprises de transport et de logistique), président du conseil de développement du Grand port maritime du Havre et du commissionnaire Tramar. De son côté, Marseille-Fos a perdu entre 10 et 20 % de son trafic global, d’après l’estimation faite par Dirk Becquart, directeur du développement du grand port méditerranéen.
Maintenant « tout commence », affirme Xavier Galbrun, délégué général de l’Unim, pour qui « jusqu’à maintenant, la confusion des rôles entre sphères publique et privée a été préjudiciable pour les ports français ».
Le délégué général de l’Unim a réalisé une chronologie très détaillée de tous les événements qui ont eu lieu entre le 27 juin 2007, date où le président Nicolas Sarkozy a annoncé la mise en chantier d’une nouvelle réforme portuaire, et le 31 mai 2011, date de l’accord Unim-UPF (Union des ports français) sur la procédure de lancement du cahier des charges pénibilité qui clôt cet épisode difficile. Le délégué prépare également un livre sur l’histoire de ce long conflit. Pour Jean-Louis Le Yondre, « la réforme est passée, la loi est appliquée, il n’y a eu aucun mouvement social depuis cette date. Nous allons pouvoir reconquérir nos trafics ». La page serait donc tournée et les ports français prêts à affronter leurs concurrents étrangers. « Depuis le 3 mai, on assiste à un bond de la productivité auquel on ne s’attendait pas, avec 30 à 32 mouvements par portique et par heure au Havre », se félicite Jean-Louis Le Yondre. Mais la reconquête des parts de marché ne pourra se faire que dans le cadre d’une absence totale de mouvements sociaux durant des mois, voire des années.
Or, cette hypothèse n’est pas absolument certaine, si l’on en croit Thierry Ehrenbogen, directeur général de SDV LI Europe. « Je suis ravi de l’aboutissement de ces longues négociations. Ceci étant, il y aura toujours un autre sujet susceptible de resurgir. La fiabilité totale des ports français est une never ending story [histoire qui ne s’arrête jamais]. L’adoption de la réforme portuaire ne signifie pas la disparition des conflits sociaux ad vitam aeternam », juge-t-il. Pour ce professionnel qui revendique plus de vingt-cinq ans de collaboration commerciale avec les ports hexagonaux, les trafics ne reviendront pas à 100 % au Havre ou à Marseille : « Même si les solutions alternatives ont un surcoût, certains chargeurs veulent sécuriser à tout prix leurs flux sensibles. »
Des chargeurs qui réclament d’abord et avant tout de la fiabilité. « Un retour en arrière serait dramatique. N’oublions pas que l’accord contient une clause de révision dans quatre ans », avertit Philippe Bonnevie. « Le risque est toujours là, mais je refuse d’y croire. Nous n’avons pas le choix, nous allons devoir unir nos efforts pour retrouver une compétitivité à la hauteur des moyens et installations en place », analyse Thierry Brulé, chez Setcargo.
Des outils obsolètes
Les sociétés de manutention ont incorporé dans leur personnel les grutiers et portiqueurs. Mais ils ont aussi récupéré du matériel (grues, portiques, etc.) et celui-ci n’est pas toujours dernier cri. Selon Fabrice Le Gall, directeur commercial de Raoul Neveu SAS, qui distribue le matériel du fabricant allemand Gottwald (leader dans les grues avec la moitié du marché mondial) et président du Cercle du conteneur et du transport Intermodal (CCTI), « ces entreprises ont récupéré des outillages plus ou moins récents, plus ou moins adaptés, dont beaucoup de vieilles grues sur rail qui ont entre dix et trente ans ». Les sociétés de manutention louaient précédemment ce matériel aux ports. Désormais propriétaires, elles vont devoir digérer les coûts fixes, ce qui pourrait retarder leurs investissements dans du matériel neuf. Du côté des fabricants, l’activité repart après plusieurs années de crise : « Nous sommes revenus au niveau d’avant-crise », précise Fabrice Le Gall.
Vers des terminaux privés
Les armateurs saluent également ce nouveau départ. Le groupe CMA CGM, premier armateur français et troisième groupe mondial de transport maritime en conteneurs, se réjouit « de la mise en œuvre de la réforme des ports français qui garantira une productivité bien supérieure à la productivité actuelle, permettant ainsi aux terminaux d’opérer à la fois plus de navires et plus de conteneurs et d’être enfin à pied d’égalité avec les plus grands ports maritimes européens et mondiaux ».
Jean-Louis Le Yondre évoque « une nouvelle ère » qui s’ouvre aujourd’hui. Côté chargeurs, Philippe Bonnevie estime que « les conditions sont maintenant réunies pour un redémarrage des ports. La paix sociale assurera la fiabilité, la première exigence des chargeurs ».
Les ports vont dorénavant accentuer leurs efforts de communication à destination des armateurs, chargeurs et commissionnaires étrangers, pour leur vanter le nouveau visage des ports français. « Ils sont très actifs et déploient des trésors d’énergie », reconnaît Thierry Ehrenbogen.
« La récente réforme a créé pour la première fois des terminaux privés dans les ports français. La performance portuaire va dépendre de ces entreprises placées dans une concurrence nationale et européenne importante. Les autorités portuaires n’ont plus de rôle direct dans les trafics, mais veillent à des stratégies de développement et de marketing qui donnent des images positives des ports », ajoute Gilles Sconamiglio. « Nous sommes désormais à armes égales avec les ports étrangers. C’est le marché qui arbitrera », conclut Xavier Galbrun.
Patrick Cappelli