Dans son livre très personnel « L’export fait vivre » *, dans lequel il relate les aventures internationales de vingt entreprises françaises, souvent familiales, à partir des entretiens individuels qu’il a obtenus auprès de leurs dirigeants croisés au cours de diverses rencontres, Ludovic Subran, le chef économiste du groupe Allianz, met en valeur ce qui fait le sel de ce qu’il appelle « l’internationalisation patiente » : lorsqu’on est patient, on fini toujours par trouver des « voies de passage », même lorsque le marché étranger convoité est compliqué d’accès. Dans cet entretien exclusif accordé au Moci, ce conseiller du commerce extérieur devenu en 20 ans une figure brillante de l’écosystème français de l’export, évoque sa démarche et partage ses découvertes, de Clarins à Valeo en passant par Thuasne, Neyret, Dassault System, Gys, Fermob, Interparfums, Mirakl et les autres…
Le Moci. Pourquoi ce livre-témoignage sur des success stories d’entreprises à l’international ?
Ludovic Subran. Cela fait cinq-six ans que je l’ai dans la tête. Une fois par mois, on a ces chiffres des douanes pas très encourageants sur l’évolution du commerce extérieur : je trouvais qu’ils détonaient avec les histoires d’entrepreneurs à l’international que j’entendais. Il y avait donc une dissonance cognitive très forte qui me rappelait un peu les années Hollande, où d’un côté on avait les annonces du ministère du travail qui disaient que le chômage ne baissait pas, et de l’autre des dirigeants d’entreprises qui déclaraient qu’ils embauchaient grâce au CICE [Ndlr : Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi ]. Les chiffres des douanes ne reflètent pas les réalités des entreprises qui travaillent à l’international mois après mois et en vivent bien. D’où cette idée d’écrire un livre sur ces réalités, pour démystifier l’export, contribuer à motiver les entreprises.
En plus, à l’époque où j’ai mis en route ce projet, en mars 2024, je me doutais que Donald Trump reviendrait au pouvoir aux États-Unis, on reparlait de guerre commerciale, de guerre technologique, de freins à l’export. C’était le bon moment pour faire ce livre car le risque était que, dans le contexte déprimant qui s’annonçait, beaucoup d’entreprises s’interdiraient d’aller à la conquête de l’international, auraient tendance à se replier. Au contraire, on a la chance de faire partie d’un grand marché unique : quand une entreprise ne sait pas par où commencer pour son internationalisation, elle peut déjà démarrer par les marchés européens.
« Montrer l’internationalisation patiente »
Le Moci. L’essentiel des histoires que vous racontez concerne des ETI et des PME : pourquoi ce choix ?
Ludovic Subran. Je voulais montrer l’internationalisation patiente, pas les grosses machines que sont devenues L’Oréal ou LVMH. Quelques-unes sont toutefois cotées comme Valeo et Dassault System, mais derrière leur expansion internationale, ce sont des histoires entrepreneuriales. C’est Jacques Aschenbroich qui est aller défricher la Chine pour Valéo, ou Bernard Charlès qui a convaincu IBM de distribuer le logiciel Catia de Dassault System dans les années 80.
Je voulais aussi me détacher des discours qui donnent trop d’importance aux aides publiques -Business France, Team France Export, Bpifrance-, que l’on retrouve trop souvent dans les narratifs sur l’évolution macro-économique du commerce extérieur dans les médias. Or, ce sont des aspects qui ne sont pas prépondérants dans les histoires qu’on me racontait : les entreprises ne vont pas à l’international pour des histoires de subvention, même si celles-ci peuvent aider, et elles ne courent pas forcément après les voyages présidentiels ou ministériels.
Le Moci. On reconnait bien votre patte lorsque vous utilisez le langage de la gastronomie pour introduire votre propos, entre les « ingrédients imprévus de la marmite mondiale » et les leçons des « chefs de l’exportation ». Mais n’est-ce pas aussi mettre la barre très haut ? Faut-il être excellent dans tout pour réussir à l’export alors que certains de vos témoignages évoquent aussi des échecs, certes surmontés par la suite ?
Ludovic Subran. Bien sûr que non, vous pouvez participer au concours de pâtissiers « Top chefs » sans être un « master chef » ! Et on le voit très bien dans certaines histoires comme celle de Bruno Bouygues et Gys. Il commence tout petit, puis il est rattrapé par son système d’information, puis il y retourne et finalement il décide d’ouvrir la Chine… Il y a beaucoup d’itération, et une politique de petits pas. On retrouve cela chez Thuasne : au tout début de son arrivée à direction de l’entreprise, Élisabeth Ducottet relate qu’en Allemagne, elle n’est pas prise en considération parce que c’est une femme…
C’est vrai que dans ces générations de dirigeants qui ont commencé à internationaliser leurs entreprises, en partant de quasiment rien, nous trouvons de véritables artisans, des plombiers de l’export, qui ont marqué d’une empreinte forte leur entreprise.
« C’est dans ces entreprises que l’on sent la force du capital patient dans l’aventure internationale »
Le Moci. Il y a tout de même un point commun à toutes ces entreprises : leur caractère familial. Est-ce un atout pour une internationalisation lente mais réussie ?
Ludovic Subran. En France, nous avons en effet de très grands groupes, et au niveau inférieur, des ETI qui sont souvent des entreprises familiales. Nous avons un enjeu dans ce domaine car beaucoup ont disparu par le passé et reconstituer ce tissu n’est pas facile. L’Allemagne est confrontée au même problème : beaucoup d’entreprises du Mittelstand sont vieillissantes et ont même tendance à laisser tomber la prochaine génération d’investissement. En France, ces ETI ont surtout disparu à la suite de rachats, de sortie de private equity ou encore suite à la vague de désindustrialisation et de délocalisation.
Pour moi, une des raisons pour lesquelles la France compte moins d’entreprises exportatrices que nos voisins transalpins et outre-Rhin, est la disparition de ces entreprises familiales dans les années 1990-2000, alors qu’elles sont encore nombreuses en Allemagne et en Italie. Or, c’est dans ces entreprises que l’on sent la force du capital patient dans l’aventure internationale. Leurs dirigeants n’oublient pas l’histoire, ils ne sont pas focalisés sur le rendement trimestriel. Il est fréquent de voir ainsi certaines de ces entreprises mettre des actifs en veilleuse sans les arrêter complètement.
On m’a souvent raconté ce cas de figure au Brésil, où on lève le pied sur un distributeur sans pour autant quitter le marché. Les dirigeants de PME et ETI familiales ne vont pas non plus traire au maximum une relation d’affaires pour en tirer du profit à court terme, ils vont plutôt laisser du temps à leur partenaire. Et leur caractère familial leur permet de trouver de bons partenariats de long terme avec des entreprises familiales étrangères.
C’est une approche qui évite les fautes de cares, voire de grosses erreurs stratégiques. Thuasne est arrivé tard en Inde mais aujourd’hui, c’est son meilleur actif, et le plus bel héritage qu’Élisabeth Ducottet laissera à ses enfants. Pour Neyret, la Chine n’a pas été facile car leur partenaire était aussi un concurrent. Mais Bruno Neyret était convaincu qu’il fallait qu’il arrive à travailler avec lui, il a appris le chinois, et il y est parvenu au bout du compte. C’est un peu la même histoire pour Interparfums : Philippe Bénacin était convaincu qu’il fallait qu’il aille dans le Golfe, mais il ne savait pas comment faire ; il s’y est déplacé plusieurs fois, a connu des déceptions, puis a fini par trouver le bon partenaire.
Cette capacité à être patient, c’est ce qui fait la force de ces entreprises familiales.
« Le territoire où vous avez vos racines vous porte plus loin que vous-même »
Le Moci. Dans les 20 cas de votre livre, les secteurs sont très divers : industrie, services, infrastructures … Au fond, pourquoi l’export fait-il vivre ?
Ludovic Subran. C’est un gage de croissance durable, d’innovation produit et de marque, de R&D, de profit. De résonnance aussi de la marque France. Car toutes ces entreprises ont, au fil de leur expansion internationale, réussi à être en symbiose avec la marque France. La crème française de Clarins, le bandage français de Thuasne, le savoir-faire financier français de Mazar, le mobilier de jardin à la française de Fermob… Le territoire où vous avez vos racines vous porte plus loin que vous-même. C’est aussi un gage de pérennité car vous êtes dans un sillon qui va plus loin que vous. Et en plus, ces entreprises n’ont aucune difficulté à attirer les talents : très peu des dirigeants que j’ai interviewés m’ont parlé de problèmes de recrutement. Et malgré les coups durs, comme par exemple Tarkett en Russie, elles ne sont pas dans la complainte, elles sont très agiles pour rebondir ailleurs, et plutôt dans l’optimisme.
Le Moci. Le retour de Donald Trump créée tout de même un contexte de tension international inédit, y compris sur le plan commercial. Est-ce vraiment le moment d’aller à l’export ?
Ludovic Subran. C’est le message de ce livre : ces entreprises qui ont connu beaucoup de crises comme les chocs pétroliers, la crise financière de 2008, le déclenchement de la guerre Russie-Ukraine, la Covid-19, et depuis peu le retour de Donald Trump au pouvoir, trouvent des voies de passage. Je suis convaincu que l’export dans les 20 prochaines années se fera de façon plus frictionnelle que les 20 dernières années. Mais il y aura toujours beaucoup d’opportunités et des voies de passage.
Propos recueillis par
Christine Gilguy
*L’Export fait vivre / Ces entreprises françaises championnes du monde. Préface de Nicolas Dufourcq. 142 pages. Le Cherche midi. Janvier 2025.