Alors que le plan France Très Haut Débit doit s’achever en 2025, les entreprises du secteur des infrastructures numériques se tournent de plus en plus vers l’international. Le sujet était en bonne place au programme de l’Université de la transition numérique des territoires (UTNT), réunie les 15 et 16 octobre à Strasbourg par InfraNum, qui fédère depuis 2012 les 240 entreprises impliquées dans le déploiement de la fibre en France.
Pour Philippe Le Grand, président d’InfraNum (et de l’opérateur Téléos), l’affaire est entendue : « En France, c’est la fin de l’âge d’or, les relais de croissance sont à l’international ! ». De fait, la filière, composée à 50 % de PME, y est déjà très active puis qu’elle y a réalisé en 2023 un chiffre d’affaires de 35 milliards d’euros (Md EUR) sur un total de 75 Md EUR. Pour passer à la vitesse supérieure, bureaux d’études, opérateurs, intégrateurs, équipementiers et fournisseurs de services bénéficient d’un certain alignement des astres.
En effet, si le plan gouvernemental de déploiement du très haut débit tire à sa fin et le marché domestique est désormais saturé, de nombreux pays mettent en œuvre des programmes de développement de leurs réseaux numériques. Latifa Ayeb, conseillère auprès de la ministre de la Transition numérique et de la réforme de l’administration du Maroc, est ainsi venue présenter les opportunités du plan « Digital Morocco 2030 » qui ambitionne notamment de faire passer le nombre de Marocains connectés à la fibre de 900 000 actuellement à 5,6 millions au cours des six prochaines années.
Cap sur l’Afrique
Pour la conseillère, qui aime à rappeler que des ingénieurs marocains ont travaillé sur le plan « France Très Haut Débit », le succès de la digitalisation du Royaume tient en partie à sa capacité à former des professionnels et à les garder sur place : « Il y a des opportunités dans les RH car nous souhaitons former 100 000 personnes d’ici à 2030 contre 13 000 actuellement formées chaque année ». Pour attirer les talents étrangers, le plan « Digital Morocco 2030 » prévoit de simplifier l’obtention de visas de travail et d’organiser des campagnes de promotion du secteur auprès des jeunes marocains afin de les retenir sur le sol national.
Cette question des ressources RH, fragilisées par le départ à l’étranger de jeunes diplômés souvent passés par les écoles d’ingénieurs françaises, taraude également Luc Missidimbazi, conseiller numérique du Premier ministre de la République du Congo, dont le plan national de développement comprend un important volet numérique reposant sur quatre piliers : les infrastructures, le financement, la réglementation et la facilitation du business. Ce plan doté de 225 millions de dollars entend digitaliser les administrations publiques et se focaliser sur quatre secteurs : la finance, l’agriculture, la santé et l’éducation.
Les RH, maillon faible des émergents
Dans ce pays d’Afrique centrale, où la filiale de Vivendi Group Vivendi Africa (GVA) est l’un des principaux opérateurs de la fibre à domicile depuis 2019, le conseiller a créé la plateforme numérique France-Congo et lancé le salon Osiane afin d’initier des partenariats entre les deux pays. « Pour éviter de voir des compétences partir et ne plus revenir, nous devons travailler à des projets communs avec des entreprises étrangères », estime le Monsieur Tech du Congo, ancien ingénieur chez SRF, lui-même né et formé en France.
Travail en commun, coopération, partenariats… « La Françafrique des années 1980 est terminée, résume Philippe Le Grand. Les Africains ont préféré ensuite faire affaires avec les Chinois dont ils se détournent aujourd’hui et nous revenons avec une approche fondée sur la formation et la coconstruction avec les filières locales dans l’optique de les rendre autonomes. »
Un état d’esprit partagé par toute la filière. « L’international, ce n’est pas que l’export, plussoie Stéphane Lelux. Les projets de déploiement d’infrastructures requièrent une coopération étroite avec les acteurs locaux afin de développer des filières locales. Former localement, c’est donner de l’espoir à la jeunesse des pays émergents, c’est notre intérêt commun ».
Des financements au rendez-vous
Autre argument pour faire la différence face à la concurrence, le « French model », cette particularité hexagonale « que les Allemands nous envient », sourit le président d’InfraNum. Ce modèle dit « d’opérateur neutre », impose que lorsque la fibre est déployée, elle soit mobilisée pour tous les opérateurs. Avantage : cette solution permet d’éviter de multiplier les travaux d’installation, un état d’esprit qui correspond à la Dig Holes Policy de la Banque mondiale, important bailleur de fonds dans ce secteur.
A l’heure où l’austérité budgétaire est au programme de nombreux Etats partout dans le monde, la question du financement des infrastructures numériques dans les pays émergents ne semble pas inquiéter les acteurs du secteur. « Les financements sont là et nous avons l’habitude de lever des fonds », observe Luc Missidimbazi.
Pour Raphaëlle Aubert, directrice du bureau parisien de la Société financière internationale (SFI ou IFC) combiner public et privé permet de financer ces projets d’infrastructures. Cette institution de la Banque mondiale, axée sur le secteur privé dans les pays émergents, a investi 2 Md EUR cette année, à 50 % avec des fonds de private equity. « Il s’agit en général de financements supérieurs à 10 millions d’euros, mais nous travaillons étroitement avec Proparco pour des investissements inférieurs », précise la directrice.
Export collaboratif en Ukraine
Et c’est grâce à un Fasep, le fonds la DG Trésor destiné à financer des études de faisabilité ou des projets démonstrateurs qu’un consortium de 10 entreprises membres d’InfraNum emmené par Grolleau est allé en Ukraine. Disposer du bon outil financier (en l’occurrence une subvention de 756 000 euros) et d’une stratégie d’export collaboratif a permis à ces entreprises de se positionner rapidement sur « le marché de la future reconstruction » qui « met en concurrence les alliés militaires, en particulier les Américains, les Européens mais aussi les Turcs », relève Stéphane Lelux.
D’autres marchés sont en train de s’ouvrir et la filière scrute les opportunités. En terrain difficile, elle est aidée en amont par l’Etat. « Dans des pays difficiles comme la Lybie qui essaie de reconstruire ses réseaux et a une forte appétence pour les partenariats avec les entreprises françaises, la diplomatie économique fait un travail formidable, elle ouvre des portes et la filière suit », se réjouit le vice-président de la commission internationale qui voit se multiplier les opportunités.
« L’Asie centrale cherche à s’émanciper de l’ours russe et regarde avec prudence le panda chinois. Le Kazakhstan, le Kirghizstan ou l’Ouzbékistan sont à l’écoute d’une troisième voie, détaille-t-il. C’est une zone, comme également le Causase, où l’on commence à étudier des projets notamment d’interconnexion. » L’Europe offre également toujours des opportunités, en particulier l’Albanie et le reste des Balkans, mais aussi le Moyen-Orient et sa multitude de projets, ou encore l’Amérique latine.
Les entreprises des infrastructures numériques ont face à elles assez d’opportunités sur tout ces marchés pour continuer à se développer. Et participer à l’émergence de filières locales.
Sophie Creusillet