Accueilli par les milieux d’affaires français comme un rapport qui « fera date », le Rapport de Mario Draghi sur l’avenir de la compétitivité européenne commandé par la présidence de la Commission européenne dresse un état des lieux alarmant de l’économie européenne, distancée par les États-Unis et la Chine et appelle à un plan d’action massif pour redresser la barre. Dans ce contexte, la politique commerciale n’est pas traitée en tant que telle dans le rapport ou de façon marginale, car la priorité est mise sur l’investissement dans l’innovation et les compétences et de nouvelles stratégies industrielles.
Pour ceux qui s’en souviennent, c’est un peu, à l’échelle de l’Europe, le même effet qu’avait provoqué, en France à l’automne 2012, le rapport Gallois – du nom de l’ancien commissaire à l’investissement sous la présidence Hollande- sur la compétitivité de l’industrie française alors gravement menacée : un électrochoc sur l’état des lieux, et des préconisations concrètes pour redresser la barre via des politiques publiques. C’est de là qu’est parti, en France la réflexion et le mouvement pour relancer l’industrie. Le rapport de 400 pages de Mario Draghi sur l’avenir de la compétitivité européenne, remis le 9 septembre à la présidente de la Commission européenne, a eu à peu près le même effet à l’échelle européenne si l’on en croit la large couverture médiatique dont il a bénéficié.
Le constat est alarmiste, et les politiques à mettre en œuvre pour y remédier urgentes, avec des orientations détaillées à travers pas moins de 170 recommandations concrètes. Pour l’ancien chef du gouvernement italien et président de la Banque centrale européenne, face à la perte de compétitivité continue de l’Europe, il s’agit d’éviter « une lente agonie », son décrochage définitif vis-à-vis des États-Unis et de la Chine, et la préservation de son modèle social. « Un défi existentiel », selon celui qui s’est fait connaître comme le sauveteur de la zone euro, lors de la crise financière de la Grèce de 2012, grâce à son fameux « quoiqu’il en coûte ».
Décrochage vis à vis des États-Unis, rattrapage par la Chine
Symptôme de ce recul de l’UE : sa faible croissance fait que la part de son PIB dans l’économie mondiale, estimée à 17 %, est aujourd’hui égalée par la Chine et reste inférieure à celle des États-Unis, à 26 %. En 2002, le PIB des États-Unis était supérieur de 17 % à celui de l’UE, mais l’écart atteint aujourd’hui 30 %. Même chose pour son poids dans le commerce mondial : la part de l’UE (hors commerce intra-UE) dans les échanges de biens décline notamment depuis la pandémie de Covid 19 (elle a perdu 3 %) alors que celle de la Chine poursuit sa progression et que celle des États-Unis se redresse (+13 %). Elle ne se maintient très largement en tête que dans les services.
Autres constat choc : seules quatre des 50 plus grandes entreprises technologiques du monde sont européennes et la position mondiale de l’UE dans ce domaine se détériore. Ainsi, de 2013 à 2023, sa part dans le chiffre d’affaires mondial est passée de 22 % à 18 %, tandis que celle des États-Unis est passée de 30 % à 38 %. La Chine devient un compétiteur majeur : la part des secteurs dans lesquels la Chine est en concurrence directe avec les exportateurs de la zone euro est désormais proche de 40 %, contre 25 % en 2002.
Les trois moteurs extérieurs perdus de l’Union européenne
Selon le rapport Draghi, l’Union européenne doit d’autant plus réagir vite qu’elle est en train de perdre trois des moteurs extérieurs importants de sa prospérité depuis la fin de la guerre froide : le commerce, l’énergie et la défense.
– Le commerce : à la faveur de l’essor du commerce mondial dans le cadre multilatéral, entre 2000 et 2019, le commerce international en pourcentage du PIB est passé de 30 % à 43 % dans l’UE, tandis qu’aux États-Unis, il est passé de 25 % à 26 %. Mais depuis quelques années, l’ordre multilatéral se fissure de toute part et traverse une profonde crise, que n’arrange pas les tensions commerciales. « L’ère de la croissance rapide du commerce mondial semble révolue » constate le rapport.
– L’énergie : lorsque les relations avec la Russie se sont normalisées, l’Europe a été en mesure de satisfaire sa demande d’énergie importée en se procurant beaucoup de gaz par gazoduc, relativement bon marché, qui représentait environ 45 % des importations de gaz naturel de l’UE en 2021. C’est fini depuis la rupture avec la Russie, et cela coûte cher à l’Union européenne. « L’UE a perdu plus d’un an de croissance de son PIB tout en devant réorienter des ressources fiscales massives vers les subventions énergétiques et la construction de nouvelles infrastructures pour l’importation de gaz naturel liquéfié » estime le rapport.
-La défense : « l’ère de stabilité géopolitique sous l’hégémonie américaine a permis à l’UE de séparer largement la politique économique des considérations de sécurité, ainsi que d’utiliser les « dividendes de la paix » de la réduction des dépenses de défense pour soutenir ses objectifs nationaux » souligne le rapport. C’est aujourd’hui une époque révolue. Face aux menaces géopolitiques multiples, l’UE ne peut plus aujourd’hui faire l’économie d’un effort de défense substantiel.
700 à 800 milliards d’euros d’investissement par an
Pour arrêter cette dégringolade, le rapport n’appelle pas à un regain de protectionnisme ou à des efforts de baisse des coûts du travail -ce n’est plus là que se construisent les avantages comparatifs aujourd’hui mais sur les « compétences » indique-t-il-, mais à des efforts massifs d’investissement supplémentaires, avec une approche encore plus européenne des politiques de soutien à l’innovation et à l’industrie, et une accélération de la simplification de l’environnement normatif et réglementaire européen. Pour ne citer que quelques exemples relevés au fil des pages du rapport, des politiques comme le Green deal, Global Gateway ou encore les PIIEC (Projet importants d’intérêt européen commun) doivent être amplifiées, le marché unique vraiment unifié, et la politique commerciale adaptée aux besoins de chaque industrie.
Le rapport identifie ainsi trois grandes priorités d’action. Première priorité : « l‘Europe doit recentrer profondément ses efforts collectifs sur la réduction de l’écart d’innovation avec les États-Unis et la Chine, en particulier dans les technologies de pointe ». Seconde priorité : mettre sur pied un « plan commun pour la décarbonation et la compétitivité », dont l’objectif est aussi de réduire à nouveau les prix de l’énergie, qui ont flambé depuis l’arrêt des fournitures de gaz russe. Enfin, troisième priorité : l’ « augmentation de la sécurité et réduction des dépendances », notamment pour l’approvisionnement en matière premières et composants critiques.
Autre ligne de force des recommandations de Mario Draghi, il appelle à des investissements massifs, de l’ordre de 700 à 800 milliards d’euros par an (près de 5 % du PIB de l’UE). Les secteurs prioritaires pour injecter ces fonds sont détaillés dans la seconde partie du rapport : l’énergie, les matériaux critiques, la digitalisation et les technologies avancées, les réseaux haut débit, l’informatique et l’IA, les semi-conducteurs, les industries énergivores, les technologies vertes, l’automobile, la défense, l’espace, l’industrie pharmaceutique, les transports.
Il appelle aussi à plus d’Europe dans les politique transversale (marché unique à unifier, politique industrielle commune, unification des marchés financier, prêts communs, facilité de financement export commune…) et moins de pesanteurs bureaucratiques et réglementaires pour les entreprises et investisseurs privés.
« Si l’Europe ne parvient pas à devenir plus productive, nous serons contraints de faire des choix, martèle Mario Draghi. Nous ne pourrons pas devenir à la fois un leader des nouvelles technologies, un modèle de responsabilité climatique et un acteur indépendant sur la scène mondiale. Nous ne pourrons pas financer notre modèle social. Nous devrons revoir à la baisse certaines, voire toutes nos ambitions ».
Consulter le rapport Draghi en ligne
Largement commenté par la presse économique, difficile de résumer ce monumental document, composé d’une première partie consacrée à l’état des lieux et le diagnostic et la seconde partie aux recommandations : on en compte près de 170, rangées par politiques sectorielles et transversales. Des versions Pdf en anglais des deux parties du rapport sont téléchargeables sur le site de la Commission européenne : cliquez ICI
Quoiqu’il en soit, le rapport fait mouche dans les milieux d’affaires français. « Notre travail est reconnu et ce rapport reprend pour grande partie nos 30 propositions présentées dans le cadre de la campagne des européennes, s’est félicité Fabrice Le Saché, vice-président et porte-parole du Medef, dans un post sur son compte Linkedin dès le 9 septembre. Parmi quelques exemples significatifs : la nomination d’un Vice-Président de la Commission à la simplification, la création d’une agence européenne pour l’innovation de rupture, sur le modèle de la DARPA américaine ou encore la création d’un statut « d’entreprise européenne innovante », un test PME renforcé, un choc d’investissement annuel (en l’espèce 800 Mds EUR proposés, ce qui correspond à 4,4-4,7 % du PIB de l’UE en 2023. Cet effort est majeur : il représenterait deux fois plus que les investissements réalisés dans le cadre du plan Marshall de 1948 à 1952) ».
Si le diagnostic est largement partagé, avec les exemples récents des retards pris par l’UE face à la Chine dans les panneaux solaires ou les batteries, pas sûr que toutes les recommandations du rapport Draghi soient suivies d’effet. Déjà, l’Allemagne a rappelé, par la voix de son Chancelier Olaf Scholz, sa réticence à l’idée d’amplifier l’endettement commun. Mais sans aucun doute il fera référence et devrait nourrir les réflexions sur les politiques communes et inspirer certaines orientations d’action du nouvel exécutif européen.
C.G