La grogne des chargeurs français est sensible, selon les résultats pour le transport maritime du dernier Baromètre d’Eurogroup Consulting pour l’AUTF, l’Association professionnelle des chargeurs, dévoilé le 20 mars lors du salon SITL. Parmi les causes de cette grogne, la dégradation du service et la remontée des coûts. Leurs critères de choix liés à la décarbonation deviennent de plus en plus importants.
Le chapitre consacré au transport maritime (lire notre encadré) dans cette dixième édition du baromètre, réalisé en partenariat entre l’AUTF et Eurogroup Consulting, était particulièrement attendu après les mouvements sociaux qui ont encore affecté en février dernier les ports maritimes français, mais aussi la remontée des taux de fret sur certaines routes commerciales internationales clés Asie-Europe en raison des menaces terroristes en mer Rouge.
Si le fait qu’une majorité des chargeurs interrogés privilégient les ports français pour leurs opération import-export de marchandises (75 % des volumes) est plutôt une bonne nouvelle pour la place logistique française, le niveau de satisfaction est décevant cette année : seulement 40 % se disent satisfaits à très satisfaits des places portuaires françaises en général, soit 60 % qui sont plutôt mitigés, notamment vis-à-vis des grands ports maritimes que sont Marseille et Haropa. Dunkerque remporte d’ailleurs le meilleur taux de satisfaction avec 92 %, suivi du GPM de Marseille avec 65 % des répondants.
« Les nombreuses grèves et congestion de l’année 2023 semblent être les principales causes de mécontentement », estime à juste titre Euroconsulting Group. Parmi les désagréments qui ont mécontenté gravement les chargeurs, l’allongement des délais pour traiter leurs marchandises, mais aussi l’explosion des pénalités : 63 % des répondants ont été confrontés à des frais supplémentaires de stationnement de D&D (détention et surestaries) liés à ces mouvements sociaux.
Or, comme l’a rappelé très justement Jean-Marie Petit Didier, d’Intermarché (Les trois mousquetaires), « ces pénalités ont été mises en place à l’origine pour fluidifier les flux de marchandises», autrement dit éviter que des chargeurs ne prennent trop leur temps pour enlever leurs biens. Mais pendant les grèves, « on nous a facturé des pénalités alors que nous ne pouvions pas récupérer notre marchandise ». « Ces éléments interrogent l’attractivité future des ports français car les frais de stationnement et de D&D ont été un point de crispation chez les chargeurs » avertit l’étude AUTF.
Un point qui devrait alimenter les discussions entre les chargeurs et les autorités portuaires dans un contexte où la bonne cote des ports français doit être surveillée face à la concurrence des ports du Nord de l’Europe : le port d’Anvers arrive ainsi en 3ème position au top 3 des hubs privilégiés par les chargeurs avec 55 %, derrière Haropa bon premier (75 %) et le GPM de Marseille (68 %). Dunkerque arrive en 4ème position (32 %), talonné par Rotterdam (30 %).
*Un thermomètre complet de la demande de transport multimodal
Le Transport maritime n’est qu’un chapitre de cette vaste étude annuelle, menée auprès des grandes entreprises utilisatrices pour leurs activité import-export. Elles sont également sondées sur le transport ferroviaire et combiné ainsi que sur le transport fluvial et combiné, donnant la température des préférences et critères de décision des chargeurs dans le pré et post-acheminement de leurs marchandises.
L’intégralité du rapport est en ligne sur le site de l’AUTF : cliquez ICI
C’est d’autant plus décevant que 62 % des chargeurs saluent en même temps « la nette amélioration de la qualité de service des places portuaires françaises », qui récompense les efforts d’investissements menés ces dernières années dans ce domaine. Dans ce contexte, et sans surprise, le premier axe d’amélioration privilégié cette année par les chargeurs est la « fluidité du passage » (2ème rang en 2023), devant l’offre d’escales (1er rang en 2023), et suivi de la transparence des coûts, de la transparence sur le déroulement des opérations, et le traitement des marchandises.
Le top 5 des critères de choix des ports s’en trouve également modifié : cette année il met en tête les coûts, mais de nouveaux critères montent dans le classement, dont ceux liés aux problématiques RSE (Responsabilité sociétale et environnementale). La présence effective des compagnies maritimes est au 2ème rang, le respect des temps de franchise (stationnement et gardiennage) se hisse en 3ème position, la proximité des opérations vient au 4ème rang et les risques de congestion et blocage sont en 5ème position.
Si la conjoncture sociale et géopolitique a été impactante, la contrainte environnementale monte donc dans les préoccupations des entreprises. « L’enjeu environnemental est un critère de choix de plus en plus important » selon Jean-Michel Garcia, délégué aux Transports internationaux de l’AUTF.
Poids dominant de CMA CGM, montée des critères RSE
Quant aux compagnies maritimes, c’est l’immense plébiscite du champion français CMA CGM qui est frappante : elle est n°1, étant privilégiée par 90 % des chargeurs interrogés. Suivent loin derrière Maersk (51 %), MSC (39 %), Hapag-Lloyd (37 %), Evergreen (29 %) et ONE (24 %).
Les critères de choix mis en avant par les chargeurs sont cette année en premier la fiabilité des réservations, suivie de la disponibilité des équipements, et, une nouveauté cette année, la politique environnementale suivie par la compagnie. Le prix du service et le transit time ont disparu du top 5, ce qui s’explique notamment « par la baisse significative des prix jusqu’en novembre 2023 ».
Si le niveau du service s’améliore par rapport à l’an dernier (appréciation de 51 % des répondants), en revanche la performance des compagnies maritimes déçoit les chargeurs : à l’exception de la politique environnementale, une plus grande part des chargeurs estiment que la performance s’est plutôt, voire fortement dégradée. Une contre-performance à mettre, selon l’étude, sur le compte des stratégies de « désorganisation volontaire des flux » (blank sailing, ou annulations d’escales) et du non-respect croissant des contrats à long terme de la part des compagnies maritimes. Ces dernières auraient tendance à répercuter « de trop nombreuses surcharges, comme celles liées à la politique environnementale ».
Pour Jean-Michel Garcia, cette « domination » de CMA CGM pose question en ce qu’elle pourrait fragiliser le pouvoir de négociation des chargeurs. A cet égard, la montée du critère de la fiabilité pour le choix des chargeurs est significative de leur grogne face aux perturbations qu’ils subissent en raison de la situation en mer Rouge : hausse des délais d’acheminement, hausse des prix… « La notion de fiabilité devient clé » estime l’expert de l’AUTF.
Quant à la montée en flèche du critère environnemental, il apparait logique dans le contexte actuel d’accroissement des contraintes imposées par les politiques de lutte contre le changement climatique et l’entrée en vigueur des ETS maritimes. « Or, les compagnies ont peut-être tendance à vouloir faire supporter le coût de cette transition aux chargeurs » observe Jean-Michel Garcia, allusion aux « surcharges » mentionnées plus haut.
Le critère RSE, influent pour 41 % des chargeurs
Concernant les perspectives, les entreprises font état d’une baisse de leurs flux : seulement 12% du panel a vu ses flux maritimes augmenter entre 2023 et 2024, alors que près de la moitié (49%) déclare les avoir vu baisser. Dans ce contexte, quels vont être les critères clés privilégiés par les chargeurs pour choisir leur compagnie ?
« Les facteurs géopolitiques, les conséquences de la crise énergétique et les enjeux RSE constituent désormais des critères clés pour les choix de transport maritime en 2024 et à l’avenir » estime sans hésiter l’étude. En dehors des deux premiers critères, en partie liés à des phénomènes de conjoncture sur lesquels les acteurs ont peu de prise, celui de la RSE est promis à un bel avenir car il est lié à des tendances structurelles : il est un critère influent pour 41 % des chargeurs.
Plus intéressant, 57 % des entreprises interrogées déclarent que la préoccupation écologique et environnementale les a conduits à modifier leurs choix en matière de pré et post-acheminement et pas moins de 51% voient dans la crise énergétique les raisons de faire évoluer ces choix. The last but not the least, quand on leur demande quel critère ils abandonneraient au profit de la RSE pour choisir, 61 % répondent que ce serait celui du prix. Pour l’heure, cela ne se traduit pas encore de manière significative par un report du choix des places portuaires.
Christine Gilguy