Le « China bashing », c’est le dénigrement systématique de la Chine, sans nuance et parfois de façon caricaturale. Après avoir été présentée et perçue comme un eldorado pendant deux décennies, voici la Chine, confrontée à un ralentissement économique sans précédent, de plus en plus associée, dans les médias, au mot « menace ». Il y a eu la Covid, puis le rapprochement de Pékin avec Moscou. Il y a surtout le regain de tensions sino-américaines sur les volets technologique et économique, voie que l’Union européenne emprunte aussi mais de façon plus graduelle depuis qu’elle considère la Chine comme un rival systémique et concurrent stratégique tout autant qu’un partenaire. De bons connaisseurs de ce pays trouvent ce « China bashing » excessif, et que la Chine offre une opportunité pour l’Europe et la France, d’accélérer son projet de réindustrialisation. Camille Verchery, fondateur et dirigeant de VVR International, une société de conseil et d’accompagnement spécialisée sur le marché chinois, en fait partie. Il s’en explique dans l’entretien exclusif accordé au Moci, fournissant de quoi alimenter la réflexion des dirigeants d’entreprises alors qu’un Forum d’affaires Chine, initialement prévu le 12 mars par Business France, a été reporté.
Le Moci. Croissance en dessous des attentes, consommation atone, effondrement de l’immobilier. Le ralentissement de la Chine inquiète et fait douter de sa capacité à se relancer. Qu’en pensez-vous ?
Camille Verchery. C’est une question qui m’est souvent posée. Pour moi, il y a un avant et un après-Covid, marqué par le fait qu’on est passé de la période des ingénieurs à la période des politiques.
« On a vu déjà arriver le politique avec le durcissement de la crise sino-américaine »
Le Moci. Qu’est-ce que cela signifie ?
Camille Verchery. Avant 2019, la Chine était considérée comme un eldorado. Quant est survenu le Covid, il y a eu le coup d’arrêt des premiers mois de 2020, la période de pénurie de masques en Occident qui a permis à beaucoup de monde de faire de l’argent ; mais dès le mois de juin la Chine a redémarré en mettant en place sa stratégie de contrôle des déplacements des populations. Et cette reprise s’est poursuivie encore plus fort en 2021, année où les investissements directs étrangers n’ont jamais été aussi favorables : ils ont tiré la croissance, et notamment les bénéfices des entreprises françaises. Certains de nos clients qui avaient des filiales en Chine ont réalisé, cette année-là, 50 à 60 % de leur marge en Chine !
En même temps, on a vu déjà arriver le politique avec le durcissement de la crise sino-américaine. Mais le basculement s’est vraiment produit en 2022, quand la Chine a fait face au déferlement du variant Omicron sans parvenir à gérer la situation. Elle entre alors dans une logique de contrôle excessif, plus personne ne peut bouger, l’économie, l’immobilier s’effondrent. Il faut bien comprendre qu’à ce moment-là, la panique s’empare des Chinois qui se mettent à douter du modèle de gestion de leur pays, mais aussi de la pérennité de leur épargne dont une partie s’évapore dans la crise immobilière. A la même époque, on parle de 80 % des étrangers vivant dans le pays qui décident de quitter la Chine, c’est colossal !
Et en parallèle, sur le plan international, s’installe un climat marqué par une augmentation de l’hostilité à la Chine de la part des Occidentaux, qui va connaître un paroxysme avec le déclenchement de la guerre Russie-Ukraine. On y retrouve l’influence américaine : c’est le camp du bien contre celui du mal !
« La vérité est que le pays est en train de se relever à pas de géant ! »
Le Moci. Il y a eu aussi le choc de l’explosion des prix des conteneurs…
Camille Verchery. J’y viens. On retrouve la politique dans ce choc, car à l’époque, les Chinois voulaient tout contrôler, ce qui a fortement contribué à déstabiliser les Supply Chain. S’y est ajouté un phénomène de surstockage à l’échelle mondiale en 2021, qui a aussi contribué à saturer le marché du fret. Les armateurs s’en sont mis plein les poches.
Un deuxième choc s’est ajouté pour la Chine : l’effondrement de la consommation intérieure, les gens étant exaspérés de devoir subir cette nasse.
Le Moci. Puis finalement, face à la pression de la population, les autorités chinoises ont lâché du lest…
Camille Verchery. Absolument. Et pour vous donner une idée de la fulgurance, au 31 décembre 2022, aucun de nos 100 collaborateurs en Chine n’avait eu le Covid ni ne connaissait un proche qui l’avait eu. Trois semaines après, 100 % avaient le Covid ! Je suis convaincu qu’1,2 milliard de Chinois ont été contaminés et il y a eu beaucoup de morts dans la population la plus fragile.
Cela nous amène à 2023 : les gens sont un peu sonnés, beaucoup d’entreprises et de commerces ferment, le chômage monte en flèche. C’est la crise avec la montée de la défiance et la chute de la consommation. Le monde entier s’interroge : quid de la Chine ?
Le Moci. Et quelle est votre réponse ?
Camille Verchery. J’estime qu’en Europe, la vision que l’on a de la Chine est toujours en décalage d’au moins six mois. La vérité est que le pays est en train de se relever à pas de géant !
« Next China is China » ! »
Le Moci. Quels éléments tangibles avez-vous pour étayer cette intuition ?
Camille Verchery. En 2023, l’excédent commercial de la Chine est passé de 1000 à 1800 milliards de dollars ! Elle investit énormément dans la modernisation de son industrie et l’automatisation de la production. Elle est devenue le premier marché mondial pour les robots, avec plus de la moitié des parts : aujourd’hui, vous avez des robots non seulement dans les usines, où ils sont partout, mais aussi dans les hôtels et les restaurants… En 2019, le pays était le premier importateur mondial de véhicules automobiles, aujourd’hui il est le premier exportateur mondial de véhicules électriques !
J’en arrive à ce paradoxe, lorsque je « pitche » sur le marché chinois, j’entends des gens considérés comme des experts parler de l’Inde comme de la « nouvelle Chine » parce qu’elle fait 6 % de croissance du PIB contre 5,7 % pour la Chine. Mais de quoi parle-t-on ? Le PIB de la Chine, c’est 18 000 milliards de dollars, celui de l’Inde 3000 milliards. Avec 5,7 % de croissance, la Chine crée en une année l’équivalent du PIB de la Turquie !
La Chine, c’est loin d’être fini. Elle a pris un très gros choc, mais les Chinois ont la volonté de s’activer pour s’en sortir. Et pour reprendre une expression déjà popularisée par Mc Kinsey dans un récent rapport et le CEO de L’Oréal : « Next China is China » !
« A l’heure actuelle nous signons 60 projets par an ! »
Le Moci. Cela se ressent-il sur vos activités en Chine ?
Camille Verchery. Avant 2019, nous faisions de l’ordre de 3 millions d’euros de chiffre d’affaires, en 2023, nous avons réalisé 9 millions ! Et notre effectif sur place est passé de 70 à 100. Après le choc des premiers mois de confinement de 2020, durant lesquels nous sommes passés au bord du dépôt de bilan, la Chine a redémarré et nous avons pu repartir grâce au besoin des entreprises françaises de disposer d’un relais local sur place faute de pouvoir s’y déplacer. Et de fil en aiguille, nous avons été mis sur des projets à plus forte valeur ajoutée. En 2019, je « pitchais » environ 100 sociétés par an, aujourd’hui ce nombre atteint 200, grâce à la visioconférence. Nos clients deviennent plus mondiaux et leurs projets sont plus complexes et à plus forte valeur ajoutée. A l’heure actuelle nous signons 60 projets par an !
Différents facteurs ont contribué à ce résultat mais pour moi, le principal est que la Chine est une conquérante qui a envie de se développer.
Le Moci. Quels sont les secteurs qui portent votre activité actuellement ?
Camille Verchery. Quatre secteurs marchent très bien. Le premier c’est l’énergie bas carbone, avec les batteries, l’hydrogène, le photovoltaïque. Le deuxième, c’est le médical et l’industrie pharmaceutique. Le troisième, c’est les cosmétiques et les compléments alimentaires car les consommateurs continuent à vouloir des produits importés Made in France. Le quatrième c’est l’alimentaire, qui est en train de repartir après avoir pas mal baissé en 2021 et 2022 à cause de la complexification des réglementations.
« Les Chinois, eux, sont efficaces et vont vite dans l’industrialisation »
Le Moci. Prenons l’exemple de l’énergie : de quoi ont besoin les Chinois puisqu’on a l’impression qu’ils sont très en avance, au contraire ?
Camille Verchery. La France dispose d’une recherche fondamentale exceptionnelle avec des brevets dont s’emparent les startups. Là où le bât blesse, c’est le passage à l’industrialisation et la transformation des startups en licornes. Les Chinois, eux, sont efficaces et vont vite dans l’industrialisation. Et la somme des deux compétences marche très bien.
Un exemple. Nous avons accompagné une startup, qui détenait une technologie innovante pour les batteries mais qui n’est pas parvenue à trouver en Europe un partenaire industriel : en France, celui qu’on a consulté n’était pas intéressé, et en Allemagne, un industriel était d’accord à condition qu’on lui donne le brevet ! Du coup, on lui a trouvé un partenaire en Chine qui a accepté d’industrialiser la technologie sans exiger de transfert de propriété intellectuelle. Et aujourd’hui, il s’apprête, avec la société française, à investir 150 millions d’euros en France.
Le Moci. Et dans le médical, la Chine est réputée compliquée sur la partie réglementation ?
Camille Verchery. Le médical, le pharmaceutique, c’est un monde de scientifiques. Et toute la difficulté est de faire le lien entre le monde du business développement et celui du réglementaire ! Mais le potentiel est important car la Chine a pris du retard dans le domaine du traitement, par exemple en oncologie. Et l’objectif du plan quinquennal 25-30 de Xi Jinping est d’améliorer cet aspect.
Or la France fait partie, avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni, des pays en pointe dans ces secteurs et est perçue comme telle par les Chinois. Et contrairement aux Etats-Unis, la Chine ne freine pas les solutions des acteurs étrangers : une fois que vous avez obtenu l’enregistrement de votre traitement, vous accédez immédiatement au marché national avec un seul distributeur. C’est donc un énorme marché potentiel pour les PME du secteur.
« Il y a eu un « China bashing » évident dans les médias français qui impacte les gens »
Le Moci. A vous écouter, on a l’impression que le pays est ouvert et loyal mais on entend des plaintes récurrentes de la part des milieux d’affaires européens et français, via les chambres de commerce notamment, qu’y faire des affaires devient de plus en plus difficile et compliqué. Qu’en pensez-vous ?
Camille Verchery. J’entend ces plaintes, elles émanent d’institutions présentes en Chine et tout à fait légitimes. Mais il m’est difficile d’y répondre car ce n’est pas ce que je ressens dans la gestion de nos projets et dans nos échanges avec les clients. Ce que nous avons vu en revanche, c’est une volonté de reprise en main de la part du gouvernement à travers de nouvelles exigences réglementaires. C’est très vrai dans la cosmétique, par exemple. La question est de savoir si cela va s’accentuer ou si cela va au contraire se stabiliser.
En revanche, nous avons également vu des signes d’ouverture qui montrent la volonté des autorités chinoises de remobiliser l’intérêt des entreprises européennes : des textes récents ont réduit les écarts de traitement entre les entreprises nationales et les entreprises étrangères, des mesures ont été prises en matière de facilitation de l’obtention des visas. Aujourd’hui, concernant les permis de résident, on en est à 60-70 % du niveau de 2019. Je suis personnellement assez optimiste sur le fait que les autorités chinoises vont calmer le jeu et alléger cette emprise gouvernementale.
«Il faut bien entendu inciter les Chinois à localiser la production en Europe et en France »
Le Moci. Dans le contexte de regain de tensions dans les relations économiques entre les Etats-Unis et la Chine – sans parler des désaccords sur le plan géopolitique- et entre l’Union européenne et la Chine, on l’a vu avec le déclenchement d’une enquête par Bruxelles sur les subventions aux véhicules électriques chinois, ne faites-vous pas face à un regain de méfiance de la part des entreprises françaises, et notamment les PME ?
Camille Verchery. Complètement, c’est indéniable. Il y a eu un « China bashing » évident dans les médias français qui impacte les gens, et c’est très nouveau. Ce climat, qui s’est instauré en 2021 et a perduré jusqu’en 2023, impacte les institutions telles que les fédérations professionnelles, les agences régionales, qui ont banni la Chine de leurs programmes de missions par exemple. Il a rejailli sur les entreprises qui craignent de se faire piller leurs technologies. Les « primo » hésitent à aller en Chine, tandis que les PME ou ETI qui ont des filiales aux Etats-Unis ont peur de la réaction des autorités américaines. Il faut prendre conscience qu’actuellement, les Fonds américains qui investissent dans des entreprises sont clairement anti-Chine !
Maintenant, il semble que la situation est en train de changer, que cette phase de « China bashing » est en train de passer. Cela ressort notamment de nos échanges avec des économistes et des représentants des pouvoirs publics : il y a une sorte de prise de conscience que la Chine n’est pas un ennemi de l’Europe et que la réindustrialisation de la France ne pourra se faire sans un partenariat avec les Chinois. Pour monter une usine, il faut réunir quatre conditions : des clients, des technologies et des équipements, des gens formés, et un écosystème de fournisseurs de composants. Tout cela, la Chine est en mesure de l’offrir.
En revanche, il faut bien entendu inciter les Chinois à localiser la production en Europe et en France. C’est ça le partenariat, et les Chinois y sont prêts. Si on veut réindustrialiser la France, il faut le faire en partenariat avec les Chinois.
Propos recueillis
par Christine Gilguy