Deux ans après l’adoption des premières sanctions occidentales, Moscou fanfaronne sur l’insolente santé de sa croissance. Mais la réorganisation des flux commerciaux et la mise en place de nouvelles mesures de sanction américaines pourraient sérieusement entamer la stratégie d’économie de guerre du Kremlin.
« L’économie à la croissance la plus rapide d’Europe ». C’est en ces termes que Vladimir Poutine s’est récemment félicité des performances économiques de la Russie au cours d’une interview fleuve accordée à l’Américain Tucker Carlson, soutien de Donald Trump, le 6 février au Kremlin. Les chiffres donnent raison au président russe.
Une semaine plus tôt, le Fonds monétaire international (FMI) relevait en effet ses prévisions de croissance 2024 pour la Russie de 1,1 % (en octobre dernier) à 2,6 %. Un rythme largement supérieur à celui des économies européennes, puisque le PIB de la zone euro devrait enregistrer une croissance poussive de 0,9 %. Les quatre plus grandes économies du Vieux continent devraient toutes enregistrer des croissances inférieures selon le FMI : 0,5 % en Allemagne, 0,7 % en Italie, 1 % en France et 1,5 % en Espagne. Idem au Royaume-Uni où elle devrait plafonner à 0,6 %.
Une croissance solide, en apparence
Ces statistiques plaident en faveur de la rhétorique du régime poutinien et des tenants de l’inefficacité des sanctions économiques prises par l’UE, les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni (mais aussi la Corée du Sud, le Japon, Taïwan et Singapour). Pourtant la satisfaction de Vladimir Poutine pourrait s’émousser à moyen terme en même temps que les capacités budgétaires nécessaires au financement d’une guerre qui s’enlise.
Moscou dépend de plus en plus de ses revenus pétroliers, une fragilité si les cours venaient à baisser, et a déjà largement puisé dans le Fonds national de richesse russe (National Wealth Fund). « Son encours est passé de 211 milliards USD (à son pic en juin 2022) à 133 milliards fin 2023 », précise une récente étude de GSA. Avec une croissance proche de 3 % en 2023 et une dette publique faible (16 % du PIB), l’économie russe n’en demeure pas moins plus résiliente qu’attendu, en partie grâce aux importations de marchandises qui transitent opportunément par des pays tiers et contournent ainsi les sanctions.
Les États-Unis adoptent des sanctions secondaires
Dans le sens inverse, la Russie, dont l’UE représentait 48,5 % des débouchés internationaux en 2019, continue d’exporter. Le pétrole brut, par exemple, part en Inde où il est raffiné avant d’être expédier en Europe. « Mais la donne pourrait changer si les États-Unis élargissaient la liste de produits pour lesquels des sanctions secondaires (interdisant les importations de biens originaires de Russie et transformés dans un pays tiers) s’appliquent depuis décembre dernier », estime GSA.
Certes les échanges commerciaux avec les pays émergents dont, surtout, la Chine permettent à la Russie de continuer à se fournir et à faire tourner son industrie, mais une étude de l’Institut de la Banque de Finlande montre que les importations russes sont loin d’être toutes substituables. Citée par les analyses de GSA, elle affirme que « sept catégories de produits affichent ainsi un ratio de substitution inférieur à 0,5, ce qui signifie que la Russie a été en mesure de trouver des produits de substitution pour moins de la moitié des importations perdues en provenance des pays sanctionnés ».
Des importations de substitution incomplètes
Sont notamment concernés les biens à double usage : instruments de navigation aéronautique ou spatiale, instruments de navigation, instruments de mesure et de contrôle de la tension, stations de base d’appareils de transmission ou de réception de données.
A l’inverse, huit catégories de produits présentent un ratio de substitution supérieur à 2. La Russie est parvenue à plus que compenser les importations, mais il s’agit de biens de consommation peu utiles à l’industrie de défense russe (machines à laver, appareils de réception pour la télévision…).
Par ailleurs, dépendante des exportations de pétrole pour payer ses importations, la Russie risque de payer sa dépendance à l’or noir quand la demande se renforcera et que la production du Golfe arabique sera mise en service.
L’économie de guerre, une stratégie du court terme
En attendant, les dépenses de défense devraient représenter 29 % des dépenses publiques russes cette année, contre 16,5 % en 2019. Une part colossale comparée aux 3,3 % des dépenses du gouvernement américain et 1,8 % de celles de la France, selon l’OCDE. Certes le PIB russe, est loin d’être celui des États-Unis (2136 Mds contre 26 185 Mds EUR en 2023 selon l’OCDE) mais ce niveau de dépense n’avait jamais été atteint depuis la fin de l’URSS.
La question aujourd’hui est de savoir combien de temps cette économie de guerre pourra tenir et comment le Kremlin gèrera l’après. « Les guerres, et les dépenses militaires qu’elles entraînent, dopent l’activité économique mais uniquement à court terme, rappelle une récente étude comparative de Sylvain Bersinger, chef économiste chez Asterès. L’analyse des Guerres napoléoniennes, de la Première guerre mondiale et de la Seconde guerre mondiale montrent que l’économie est, dans un premier temps, stimulée par les dépenses militaires, mais que la croissance se retourne à la fin du conflit. »
Sophie Creusillet
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