Economiste au sein du programme « macroéconomie et finance internationales » du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii), Carl Grekou est coauteur d’une étude portant sur les conséquences des sanctions prises par les occidentaux, après le début de la guerre en Ukraine, « Russie : sanctions occidentales et échappatoires orientales »*. Il revient sur la réorientation du commerce extérieur russe et ses conséquences.
« Fin 2022, la Chine fournissait la moitié des importations russes »
Le Moci. Alors qu’elle est sous sanctions, la Russie a enregistré en 2022 en excédent commercial record, comment l’expliquez-vous ?
Carl Grekou. L’excédent commercial russe a en effet atteint 284 milliards de dollars vis-à-vis de ses principaux partenaires commerciaux, hors gaz naturel. Mais, il faut noter que ce dernier se réduit considérablement ; d’une part, du fait de la montée en puissance des sanctions, les exportations russes déclinent depuis avril 2022, et d’autre part, les importations russes reprennent en provenance d’autres pays.
Ceci étant, l’excédent commercial russe restait, fin 2022, supérieur en moyenne mensuelle à celui d’avant le début de la guerre. La Russie a réorienté ses flux commerciaux vers l’Inde, la Chine et la Turquie. Les exportations vers ces trois pays ont respectivement augmenté -en moyenne mensuelle- de 4, 3 et 2,6 milliards de dollars. La baisse des importations depuis l’Union européenne a été compensée par celles depuis des pays n’ayant pas pris de sanctions contre la Russie. Fin 2022, la Chine fournissait la moitié des importations russes contre moins de 30 % sur la période 2019-2021. Personne ne s’attendait à ce que cette réallocation géographique des flux commerciaux russes soit aussi rapide et c’est une situation qui risque de perdurer.
Le Moci. L’Inde achète ainsi des quantités de pétrole russe qu’elle réexporte ensuite ?
Carl Grekou. En effet, l’Inde a multiplié par dix ses importations de pétrole en 2022. Elle le raffine et le revend ensuite, y compris aux pays ayant voté des sanctions. Ses exportations de pétrole raffiné vers l’Union européenne ont doublé l’année dernière et augmenté de 38 % à destination des États-Unis. C’est un développement que ni les Occidentaux, ni les Russes n’avaient anticipé. Il y a une forme de pragmatisme : on achète du pétrole raffiné indien et pas russe.
« Il ne fallait pas s’attendre à un effondrement de l’économie russe »
Le Moci. Est-ce que les BRICS, qui n’ont pas voté les sanctions, peuvent satisfaire la demande russe ?
Carl Grekou. Au premier abord, du fait de la résilience des importations -principalement due à la Chine-, on peut avoir l’impression d’une compensation de la baisse des importations depuis l’Europe. La réalité est tout autre. La Chine, dans ce court terme, ne saurait substituer les baisses des importations en provenance des pays alignés. Elle peut certes fournir à la Russie un certain nombre de biens, mais elle ne dispose pas forcément du savoir-faire, ni des capacités, à court terme, pour complètement neutraliser les effets des restrictions à l’exportation vers la Russie des pays alignés.
On estime que la Chine a pour l’instant pu compenser 24% des baisses d’importations de la Russie en provenance de l’UE. Par exemple, les importations de matériels de transport, particulièrement visés par les sanctions, n’ont que faiblement été compensées par la Chine dans leur ensemble. Elle peine en particulier à compenser les baisses d’importations de biens associés à la navigation aérienne, spatiale et maritime. Quant aux microprocesseurs, qui sont l’objet de grandes tensions entre Pékin et Washington, la Chine a elle-même des difficultés d’approvisionnement en ce moment, elle aurait donc du mal à fournir la Russie. Cette situation vient renforcer les sanctions prises par les pays Occidentaux.
Le Moci. Dans ce contexte, on peut se poser la question de l’efficacité des sanctions…
Carl Grekou. Il ne fallait pas s’attendre à un effondrement de l’économie russe. Les sanctions commerciales de l’UE concernent un certain nombre de technologies comme les communications, le raffinage du pétrole, et d’autres technologies de pointe comme les semi-conducteurs avancés et les composants électroniques, des machines et d’équipements divers. L’idée était d’affaiblir les capacités industrielles de la Russie, d’alourdir son effort de guerre afin de nuire à sa capacité offensive en Ukraine. Il faut voir à moyen et à long terme les effets de ces sanctions qui n’ont pas été conçues pour mettre l’économie russe à genoux.
Avec la réallocation géographique des flux commerciaux russes en 2022, des changements importants sont à attendre dans la réorganisation des supply chains mondiales. Après un choc initial, la Russie s’est adaptée. En revanche elle ne s’attendait pas au gel des avoirs internationaux qui représentent des sommes conséquentes ne pouvant plus financer la guerre.
Propos recueillis
par Sophie Creusillet
*Pour consulter l’étude du Cepii « Russie : sanctions occidentales et échappatoires orientales » de Carl Grekou, Valérie Mignon et Lionel Ragot, cliquez ici