Avec ses 728 kilomètres, ses 7 gares internationales et ses 3 terminaux multimodaux, c’est actuellement le plus grand projet du Réseau transeuropéen de transport (RTE-T) et la plus grande initiative en matière d’infrastructures ferroviaires de ces 100 dernières années dans les Pays baltes.
Né d’une volonté politique d’intégrer leur réseau, doté d’un écartement de 1520 mm hérité de la période soviétique, à celui du reste de l’Europe, où les rails sont espacés de 1435 mm, le projet Rail Baltica doit permettre à l’horizon 2030 de relier l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie, depuis Tallin jusqu’à la frontière polonaise. A termes, elle doit être prolongée par un tunnel jusqu’en Finlande.
Ce chantier pharaonique, estimé à quelque 6 milliards d’euros (Md EUR), est financé à 85 % par l’Union européenne (UE) via le mécanisme pour l’interconnexion en Europe (Connecting Europe Facility), les 15 % restants se répartissant entre les trois États : 268 millions d’euros (M EUR) pour l’Estonie, 393 M EUR pour la Lettonie et 493 M EUR pour la Lituanie. La conception, la construction et la commercialisation de cette nouvelle ligne sont prises en charge par RB Rail AS (RB AS), une coentreprise créée par les trois gouvernements en 2014.
Pour le transport de passagers, ce projet va permettre de réduire considérablement la durée des déplacements interrégionaux grâce à l’arrivée de la grande vitesse. « L’offre ferroviaire est faible dans les pays Baltes. Il il faut 7 heures de voiture pour relier Vilnius à Riga, un temps de trajet que le train à grande vitesse ramènera à trois heures », constate François De Bruyn, vice-président de la CCI France-Lituanie et président du comité des Conseillers du commerce extérieur (CCEF) pour les Pays baltes.
« Réorienter un trafic Est-Ouest sur un axe Nord-Sud »
Pour l’instant, 4 départs par jour sont prévus pour relier les trois capitales et Varsovie, complétés par des trains de nuit allant jusqu’à Berlin. En Lettonie, la nouvelle ligne permettra également de relier l’aéroport international de Riga à la gare centrale de la capitale, en 10 minutes avec un train toutes les trente minutes. Ces nouveaux services devraient bénéficier au tourisme d’affaires, aussi bien local qu’originaire d’autres régions européennes.
Concernant le fret, « il s’agit de réorienter un trafic Est-Ouest sur un axe Nord-Sud », résume le vice-président de la CCI. « Avant le début de la guerre en Ukraine, le train transportait jusqu’au port lituanien de Klaipėda essentiellement des pondéreux et des matériaux de construction depuis la Russie, et de la potasse en provenance de Biélorussie. Avec l’arrêt de ces flux les opérateurs ferroviaires nationaux des Pays baltes ont perdu 40 % de leurs revenus, ce qui les pousse à aller chercher de nouveaux donneurs d’ordres. »
S’il n’y a plus de marchandises à transporter, pourquoi alors investir autant d’argent dans cette route ferroviaire ?
D’une part parce que le projet était déjà bien engagé et, d’autre part, parce que, comme le souligne David Boulet, CCEF en Lettonie et par ailleurs directeur des opérations d’Egis pour l’Europe du Nord, « il a été conçu dans une perspective de Transit Oriented Development, un concept d’aménagement dans lequel les infrastructures de transport précèdent d’autres activités qui viennent ensuite. » Une analyse coût-bénéfice réalisée en 2018 par Ernst&Young, évaluait alors les retombées socio-économiques du projet à 16,2 Md EUR.
Un projet devenu hautement politique depuis le début du conflit
Pour l’instant il a surtout, selon David Boulet, « remis du liant entre les trois Pays baltes depuis quelques années », ce qui n’était pas gagné. Le projet a en effet rencontré des problèmes de gouvernance et connaît des mises en œuvre différentes : « Les Lettons font tout en une seule fois, avec un tronçon de 220 km, tandis que les Lituaniens ont subdivisé le leur en plusieurs lots et que les Estoniens ont opté pour une solution entre les deux, avec la participation de grands consortiums ».
Bien évidemment, la guerre en Ukraine a donné une dimension stratégique à la construction de cette nouvelle ligne qui servira également à transporter des matériels militaires, valant au projet d’être régulièrement vilipendé par la presse et les usines à trolls russes. D’autant que cette nouvelle route de fret doit être prolongée jusqu’à la Finlande, qui a récemment rejoint l’OTAN, via un tunnel de 90 km. « La donne a changé et le projet a pris une dimension essentiellement politique en donnant la priorité au transport du matériel militaire », observe Franck De Bruyn.
Pour l’heure, le contexte géopolitique semble avoir soudé les trois pays autour de la nécessité de mettre en pratique leur traditionnel désir d’indépendance vis-à-vis de la Russie. « Les Baltes ont prévu de se désynchroniser du réseau électrique russe, poursuit le vice-président de la CCI. Et ils vont le faire d’ici à la fin de l’année, ce qui traduit une volonté farouche. Leur état d’esprit c’est : on construit et on apprend en marchant. »
Trois entreprises françaises engagées dans le projet
En attendant, malgré des retards, les chantiers de construction de la ligne principale ont commencé dans les trois pays en 2020 et l’extension la reliant à Kaunas, en Lituanie, a été achevée la même année. La gare de Riga est actuellement en travaux. Des entreprises européennes participent aux différents chantiers, principalement allemandes, espagnoles et italiennes.
Les Français ne sont toutefois pas en reste. En avril 2022, Eurovia a entamé la construction de 16 nouvelles voies d’accès à proximité de la future voie ferrée, qui permettront aux habitants d’accéder à leurs parcelles, ainsi que deux voies de service qui seront utilisées pour son entretien, soit un total de 18,3 km. L’entreprise, qui gèrera également la création de réseaux d’égouts de surface et leur raccordement à une station de pompage, anticipe une fin des travaux en juin prochain.
C’est surtout Egis qui a tiré son épingle du jeu dans Rail Baltica. Le spécialiste de l’ingénierie, qui dispose d’une équipe essentiellement lettone de 15 personnes à Riga pour gérer ses projets, a d’abord remporté un premier contrat en 2019 pour un tronçon de 67 km au beau milieu de la Lituanie, avant d’obtenir un an plus tard celui de la supervision des travaux de la gare de la capitale lettone.
Des retards et des coûts en hausse
Et ce n’est pas fini. En janvier 2022, Egis décrochait un contrat de longue haleine en consortium avec Italferr (groupe Ferrovie dello Stato Italiane) et un autre Français, Systra (leader). Les trois entreprises ont pour mission de déployer les sous-systèmes de contrôle-commande et de signalisation de la ligne dans les trois pays. Par ailleurs, la présence d’Egis et les références qu’elle a acquises sur place ces dernières années lui ouvrent des portes. Elle a récemment signé un contrat avec l’entreprise lituanienne LTG Cargo pour la construction d’un entrepôt pouvant accueillir des trains avec des écartements russes et européens.
Malgré la guerre en Ukraine et l’inflation, le projet « suit son train ». Certes, les problèmes de réorganisation de l’approvisionnement en matériaux de construction vont certainement encore faire grimper le coût global du projet. En 2021, avant le coup de pression sur les coûts provoqué par la guerre, le Conseil et le Parlement européens ont adopté un budget supplémentaire de 1,56 Md EUR pour abonder le mécanisme pour l’interconnexion en Europe. Rail Baltica a récolté la quasi-totalité (1,4 Md EUR) en raison des retards existants. Le projet, hors tunnel vers la Finlande, sera finalement achevé en 2030 eu lieu de 2026.
Des opportunités de marché également dans l’énergie
Mais c’est le lot de beaucoup de projets de cette taille et le fait qu’il continue à avancer témoigne non seulement de sa nécessité au regard de la situation géopolitique mais aussi du dynamisme de ces trois pays du Nord de l’Europe qui ont adhéré à l’UE en 2004. Car les Pays baltes fourmillent de projets d’infrastructures dans lesquels les entreprises françaises ont développé une expertise de longue date et ont leur carte à jouer, estime David Boulet.
« Il y a des grands projets énergétiques, notamment dans l’éolien offshore, mais aussi dans les hydrocarbures et on espère que Total pourra remporter un champ de pétrole. Les Estoniens réfléchissent à se doter de l’énergie nucléaire et à construire des SMR. Il y aura également des opportunités dans le secteur de la défense si de grands accords sont passés. Des projets existent aussi pour la création de polders et d’îles artificielles. Les pistes sont nombreuses pour les entreprises françaises », énumère le CCEF.
Autre atout de ces pays : ils sont résolument tournés vers l’Europe. Pour Franck De Bruyn, une récente nomination à la tête d’une grande entreprise lituanienne, au printemps dernier, illustre parfaitement cette ouverture. « Ignitis, la compagnie d’électricité lituanienne, a choisi de nommer un Belge, Thierry Aelens, CEO de sa filiale en charge des énergies renouvelables, ce qui témoigne d’une grande ouverture. »
Sophie Creusillet