Alban Gruson est fondateur et président de Conex, l’un des quelques éditeurs français indépendants de logiciels douaniers. A l’occasion de la publication de la dernière mise à jour de l’encyclopédie douanière dématérialisée de l’éditeur, l’un des maillons de ses suites logicielles, il répond, en compagnie de son fils Bertrand, directeur général de la société, aux questions du Moci sur les principaux temps forts de l’actualité douanière cette année, des restrictions au commerce international à l’arrivée annoncée de la nouvelle déclaration douanière unique européenne.
Le Moci. Vous venez de sortir la nouvelle édition de votre encyclopédie douanière dématérialisée alors que l’on a le sentiment que l’univers du commerce international devient de moins en moins fluide, entre des accords commerciaux bilatéraux qui se multiplient et des mesures restrictives en augmentation, à l’instar des sanctions comme celles infligées à la Russie à la suite du déclenchement de sa guerre en Ukraine. Le monde est-il plus ou moins complexe qu’avant sur le plan douanier ? Et les PME ne sont-elles pas désavantagées par rapport aux grandes entreprises qui peuvent s’offrir des outils comme votre encyclopédie ?
Alban Gruson. D’un point de vue réglementaire, oui, le monde est plus complexe. Les événements de l’Ukraine et d’autres amènent les gouvernements à prendre des dispositions économiques qui sont généralement transposées dans le système douanier. Il faut donc effectivement se tenir à jour à peu près quotidiennement et un outil comme l’Encyclopédie douanière via conexTM est un moyen d’information et de recherche très utilisé pour l’aide au classement tarifaire et l’accès à l’information réglementaire. C’est vrai que les petites entreprises, qui ne gèrent pas parfois directement leurs opérations douanières et sont moins aguerries à ce genre d’exercice peuvent passer à côté des problèmes. De même, elles peuvent passer à côté des régimes préférentiels offerts par les accords de libre-échange faute de savoir comment en bénéficier étant données les problématiques d’origine que ça suppose, et qui sont complexes. Donc effectivement, on ne peut pas dire que le monde douanier se simplifie, et sa dématérialisation rend parfois la problématique encore plus opaque.
Le Moci. Que voulez-vous dire par là ?
Alban Gruson. La dématérialisation fait toujours un peu peur. On est quand même né d’une civilisation papier et l’idée qu’il ne doit plus y avoir de papier peut provoquer une certaine panique.
Bertrand Gruson. Concernant l’accès à nos outils, il n’est pas tout à fait exact de dire qu’ils sont réservés à de grands opérateurs : nous avons un panel de clients qui est assez étendu et qui va des grands groupes jusqu’aux PME, voire des TPE qui gèrent en propre leurs flux d’exportation et d’importation. Ce n’est pas exclusif.
Alban Gruson. Peut-on se passer aujourd’hui de faire de l’import-export ? Les entreprises qui ne font que du commerce intérieur sont quand même de plus en plus rares. Donc concernant les sujets douaniers, on a aujourd’hui un certain équilibre entre les grandes entreprises et les PME car l’administration des douanes, qui s’exprimait très peu autrefois, va davantage au contact des opérateurs, elle leur explique directement la méthodologie, les process, etc. Cela met les entreprises plus en confiance et elles sont plus nombreuses à basculer dans une organisation en interne de la gestion de ces procédures douanières.
Le e-commerce « génère des dizaines de milliers de déclarations chaque année »
Le Moci. Le e-commerce a permis à de nombreuse TPE et PME de se lancer dans l’export, et bien sûr l’import. C’est un canal de commercialisation plus simple, mais pas forcément sur le plan des réglementations. Avez-vous pour votre part constaté une évolution des attentes de votre clientèle en lien avec le e-commerce transfrontière ?
Alban Gruson. Pour le e-commerce transfrontière, ce sont surtout les grandes plateformes qui sont opératrices. Les deux plus importantes sont d’un côté Amazon et de l’autre Ali express, il y en a d’autres bien entendu, mais ce sont les plus globales. Ces plateformes regroupent des milliers de petits colis qu’elles confient à de très gros prestataires logistiques qui sont chargés d’obtenir les meilleurs prix d’acheminement. Et donc on se retrouve à faire face à des milliers voire des centaines de milliers d’opérations, négociées très finement au niveau des prix d’intervention de ces logisticiens, et qui couvrent à la fois le transport, les relais et la livraison au dernier kilomètre. Ce sont des chaînes très complexes mais en face de nous, nous avons des prestataires qui se battent pour avoir le trafic de ces plateformes et sont prêts à se mettre à genoux pour les obtenir. Aussi, dans les faits, nous n’avons pas de client en direct issu du e-commerce : une entreprise va faire référencer ses produits sur une plateforme et c’est celle-ci qui prendra en charge la gestion de toutes les modalités logistiques des opérations.
Le Moci. Pour l’éditeur de logiciels douaniers que vous êtes, quel a été l’impact de ce nouveau canal de l’import/export ?
Alban Gruson. Nous l’avons ressenti avec le fameux modèle de déclaration H7 de dédouanement de ces colis pour toute la partie qui est inférieure à 150 euros. Car ces déclarations doivent être faites par colis, à l’arrivée. Cela nous impacte directement parce qu’il génère des dizaines de milliers de déclarations chaque année et il a fallu effectivement mettre en face les outils nécessaires, les serveurs, les liaisons avec l’administration, pour gérer tout ça. On a donc dû adapter nos outils.
« Tous les États européens vont devoir s’aligner
sur ce schéma qui est celui du CDU »
Le Moci. Pour rester sur le sujet de la déclaration douanière, un gros changement se profile en Europe dans le cadre de la mise en œuvre du Code des douane de l’Union, avec la disparition programmée du DAU (document administratif unique) au profit d’une nouvelle déclaration douanière numérique. Comment vous préparez-vous à cette échéance en tant qu’éditeur de logiciels douaniers ?
Alban Gruson. Nous, nous allons au rythme de la Douane. Nous mettons en œuvre toute l’information qu’elle est en mesure de nous communiquer et nous participons généralement aux tests de mise en route. En France, cela se matérialise avec l’arrivée du nouveau système de dédouanement import français Delta I. Des « pilotes » ont été désignés par l’administration, et derrière certains de ces pilotes, qui sont nos clients, il y a des opérateurs comme nous pour gérer la communication avec la douane.
Quel va être l’impact pour nous ? Cela va changer un peu la donne mais pas énormément. Par rapport à l’ancien système, ont été introduites des modifications de structure de l’information qu’on délivre à l’administration des douanes. Certains parlent d’une multiplication des données, je suis un peu plus circonspect. En réalité, concernant la nature même des informations, il n’y en a pas beaucoup plus. En revanche, il y a une quantité de données possible par déclaration qui est beaucoup plus élevée qu’avant car justement, si on sort de ce cadre du DAU, c’est parce que le papier ne permettait plus de supporter ce nombre de données en termes d’impression, et les cases étaient trop réduites, notamment la fameuse case 44, la principale en cause.
Le Moci. Dites-nous en plus sur cette fameuse case 44 ?
Alban Gruson. Cette case 44 du DAU était un peu une case fourre-tout où on mettait tout et n’importe quoi. Dans la nouvelle déclaration unique, le modèle H1 qui a été publié dans le cadre du CDU, les données sont organisées en groupes et ces groupes correspondent effectivement à des informations bien précises, rangées logiquement. En termes de quantité, cela ne pose aucun problème car on est dans le dématérialisé, sans les limites du formulaire papier. Tous les États européens vont devoir s’aligner sur ce schéma qui est celui du CDU.
Mais pour nous, cela ne change pas grand-chose dans le sens où nous avons toujours eu pour politique de nous ajuster réglementairement, et gratuitement, pour nos clients. Ces derniers bénéficient d’une « Software assurance » au travers du contrat de maintenance qui leur garantit que le produit va s’ajuster à la norme réglementaire constamment, de façon à ce qu’il n’y ait aucune rupture dans son utilisation. Dans le cas de l’arrivée de Delta I, on va jouer la même carte : nos clients verront leur version actuelle aménagée pour correspondre aux nouvelles données.
Bertrand Gruson. Pour nous, le message important à faire passer aux entreprises qui utilisent nos outils est que c’est nous qui supportons l’essentiel de l’ajustement et l’on va faire en sorte qu’il soit le moins perturbant possible. Tout le monde semble avoir peur de cette arrivée de Delta I mais ce n’est pas une révolution.
« Nous avons fait Delta, qui, à l’époque, était une révolution bien plus importante »
Le Moci. L’arrivée de Delta I, initialement prévu en décembre, a été reporté une fois. La France est-elle bien préparée à ce basculement ?
Alban Gruson. Nous ne sommes pas beaucoup plus en retard que d’autres, mais nous sommes un peu en mode « mélodie en sous-sol » et il manque encore beaucoup de précisions et de réponse à nos questions pour nous permettre d’émerger à l’étage utilisation ! Les premiers tests avec les pilotes doivent commencer vers mi-juillet en France. D’ici là, nous aurons un premier travail de connexion avec le nouveau système et donc de certification de conformité de nos outils avec celui-ci. Mais nous sommes habitués à ce genre d’exercice : nous avons fait Delta*, qui, à l’époque, était une révolution bien plus importante.
Le Moci. La DG trésor vient de lancer une enquête auprès des entreprises sur l’utilisation des préférences commerciales contenues dans les accords de libre-échange de l’Union européenne avec des pays tiers. Les entreprises françaises seraient moins performantes que la moyenne européenne dans l’utilisation de ces avantages : 71 % contre 75 % au niveau européen. Qu’en pensez-vous ?
Alban Gruson. C’est difficile de répondre car si effectivement ces préférences sont listées dans notre encyclopédie douanière, c’est au moment d’établir sa déclaration que l’entreprise en demande le bénéfice ou pas. Or, nous ne pouvons pas analyser toutes les déclarations qui passent par notre plateforme et même si nous le faisions, nous ne verrions que celles qui sont sollicitées et pas celles qui pourraient l’être mais ne le sont pas.
Le Moci. En tant qu’éditeur de logiciels douaniers, commencez-vous à vous pencher sur le futur mécanisme d’ajustement carbone aux frontières ou taxe carbone aux frontières, que l’Union européenne est en train de développer pour un mise en œuvre à partir de septembre 2023 ?
Alban Gruson. Pour être franc, nous ne nous sommes pas encore posé la question. Il est vrai que notre actualité est très riche : on vient de parler de Delta I qui nous arrive, mais ICS 2 [Import Control System, version 2) est derrière la porte et est même plus urgent encore. Si en tant qu’éditeur, nous avons un rôle à jouer dans la mise en place du nouveau mécanisme européen, bien sûr nous nous y attèlerons.
Dans l’immédiat, s’il y a un sujet douanier qui va persister toute l’année 2023, c’est bien cette arrivée de Delta I car je rappelle que le démarrage officiel et définitif est prévu le 1er janvier 2024 pour l’import, après une période transitoire, et en juin 2024 pour l’export. Et durant la période transitoire, il nous faudra maintenir les deux systèmes d’exploitation, l’ancien (Delta G pour l’import et X pour l’export) et le nouveau (Delta IE), car ils cohabiteront…
Propos recueillis par
Christine Gilguy
*Delta est le nom du système informatique de dédouanement déployé par la Douane française à partir de 2007.