Historiquement concepteur et producteur de sirops pour la grande consommation, l’ETI savoyarde Maison Routin a mis le cap il y a dix ans sur le marché porteur de la consommation hors domicile, un marché BtoB porté par l’essor des coffee shops et la baisse de l’appétence pour les boissons alcoolisées. Elle multiplie depuis deux ans les acquisitions de marques et savoir-faire complémentaires, dont dernièrement du Californien Cappuccine, avec l’ambition de devenir « le premier groupe français d’ingrédients de boissons à destination de ce marché international ». Le point avec son directeur général, Loïc Couilloud.
Le Moci : Routin, connu comme un leader du sirop, affiche depuis quelques années une volonté de se diversifier et devenir un acteur plus global du marché des boissons non alcoolisées. L’acquisition de Cappuccine aux États-Unis entre-t-elle dans cette stratégie ?
Loïc Couilloud. On dit souvent que les bonnes stratégies s’énoncent clairement et facilement ! Avant de vous répondre sur les États-Unis, un mot de notre stratégie. Routin a vécu une première période de transformation de cinq ans entre 2013 et 2018, avec un vrai rebond grâce à notre nouvelle orientation stratégique. Nous visons le marché du « on-trade », c’est-à-dire de la consommation hors domicile dans les coffee shops, les bars, les restaurants, les rooftops d’hôtels et de palaces. Depuis maintenant un peu plus de 5 ans, ce que nous mettons en place correspond à une énorme accélération : cette entité qui était relativement discrète jusqu’en 2012 devient aujourd’hui un fleuron international de l’agro-industrie française, avec un vrai rôle à jouer dans la transformation de la mixologie mondiale. Elle se retrouve aujourd’hui, au départ des Alpes, présente dans plus de 88 pays avec un succès assez incroyable dans ce marché du on-trade.
L’ambition de Routin-1883 aujourd’hui est d’accéder à ce marché international, avec au départ évidemment ses sirops, mais aussi d’autres ingrédients qui entrent dans la confection de boissons non alcoolisées. Depuis quelques années, c’est notre vrai sujet : devenir le premier groupe français d’ingrédients pour l’industrie des drinks à destination de ce marché international du on-trade.
Le rachat de Cappuccine, société basée à Los Angeles, en Californie, qui a popularisé le « frappé » est complètement cohérente avec notre stratégie. On s’intéresse au marché américain depuis longtemps : c’est l’un des premiers marchés mondiaux du sirop, le premier marché mondial du coffee shop et c’est le marché sur lequel vous avez une vraie histoire du cocktail, contrairement à la France. C’est un marché important pour nous, où nous sommes présents depuis 1996 avec notre filiale Routin America, basée à New York.
« Les acquisitions successives (…)
nous permettent de construire petit à petit
le groupe international d’ingrédients hors alcool »
Le Moci. Quels sont les objectifs précis de ce rachat ?
Loïc Couilloud. Notre objectif, avec l’acquisition de Cappuccine, est de renforcer notre présence américaine et d’acquérir un nouveau savoir-faire. Cette société fondée par Michael Rubin est en effet l’inventeur des poudres pour frappés, pour donner aux boissons froides et chaudes une texture gourmande.
Déjà, entre 2018 et 2022, nous avons plus que doublé le chiffre d’affaires de Routin America. Il était donc très intéressant pour nous d’ajouter à la fois, pour le marché américain, ce nouveau savoir-faire dans le domaine de l’ingrédient, mais également de pouvoir, au départ des États-Unis, le commercialiser dans notre réseau international. Cappuccine a en effet connu un vrai succès aux États-Unis mais est restée très californienne et s’est peu exportée par manque de capacité. Notre objectif est de la faire exploser dans l’ensemble des États-Unis et de l’exporter partout dans le monde, dans les marchés du coffee shop.
Le Moci. Cette acquisition aux États-Unis est la troisième en deux ans à peine, après les rachats de deux entreprises françaises, Eyguebelle en 2021 (sirops) et d’Artonic en 2022 (mixers)…
Loïc Couilloud. Eyguebelle que nous avons acquise en novembre 2021, nous permet de nous positionner comme numéro 2 du marché du CHR (cafés-hôtels-restaurants) en France. C’est un marché important et historique car nous somme le pays qui a développé des sirops de haute qualité. L’acquisition d’Artonic dans la foulée, en mars 2022, nous permet d’accéder à un nouvel ingrédient, le « mixer ». Les mixers, ce sont ces boissons légèrement pétillantes qui permettent d’apporter de la dilution dans les cocktails, de passer du « short drink » au « long drink ».
Petit-à-petit, Routin-1883 poursuit sa mue à la fois en France et à l’international pour devenir le seul groupe français d’ingrédients pour le marché on-trade international.
« Le drink design est un support essentiel à toute cette transformation »
Le Moci. Routin est seul sur ce segment ?
Loïc Couilloud. C’est une vraie spécificité. Sur le marché français et européen, nous n’avons pas de concurrence sur ce type d’activité : sur le marché du on-trade, vous avez besoin de sirops, mais aussi de bien d’autres ingrédients. Les acquisitions successives de ces dernières années nous permettent de construire petit à petit le groupe international d’ingrédients hors alcool que veut devenir Routin.
Le Moci. En parallèle, vous avez développé un nouveau concept, le « drink design ». Est-ce le volet marketing de cette stratégie ?
Loïc Couilloud. Le « drink design » est un support essentiel à toute cette transformation. Nous assistons actuellement à un moment charnière dans la mixologie, l’art de faire des cocktails, en raison de la baisse de la consommation d’alcool et de la vogue du « no/ low alcohol ». Or, les barmen et les baristas, qui ont été formés aux grandes écoles historiques avec les ingrédients de base que sont les spiritueux, se trouvent démunis pour répondre à cette nouvelle demande et ils s’y intéressent de plus en plus, notamment la nouvelle génération. Ils continueront toujours à faire les grands cocktails mais ils ont envie de créer de nouvelles boissons sans alcool, avec de nouvelles sortes d’ingrédients. Dans ce contexte, le drink design est en fait un processus créatif qui leur permet d’apprendre à utiliser de nouveaux produits.
Le Moci. Vous poussez loin cette stratégie puisque vous avez ouvert l’an dernier, sur votre site de Chambéry, le Drink Design Center, un centre de formation et un laboratoire pour ces nouvelles boissons sans alcool. Pour quelle raison et avec quel résultat ?
Loïc Couilloud. La tendance du « no low » est mondiale, tous les barmen et baristas s’y intéressent. Et nous avons l’ambition de faire de Routin, maître sirupier dont les produits reposent sur la qualité et l’origine France, le chef de file de ce que nous appelons la « haute sironomie » : nous voulons que le sirop devienne en quelque sorte le héros de cette nouvelle mixologie au niveau mondial. Le Drink Design Center est l’ossature stratégique de cette ambition. Sur 300 m2, ce lieu est dédié à la formation et à la créativité des barmen et baristas professionnels. Il est aussi équipé d’outils interactifs modernes pour le e-learning. On propose des modules de formation de 40 heures, assurés par des experts. Mais les « élèves » peuvent aussi solliciter leurs 5 sens et s’inspirer au sein de notre « cabinet de curiosité », bref, être vraiment dans une ambiance de créativité. C’est aussi un pôle de développement, avec la présence de notre laboratoire d’analyse sensorielle où l’on crée nos arômes, le premier laboratoire de ce type créé en France dans les boissons il y a 50 ans.
Les cours vont démarrer en mars prochain. Mais depuis qu’on a ouvert le Centre en mars 2022, on a accueilli un peu plus de 1000 personnes, non pas des étudiants mais des parties prenantes : nos propres salariés, évidemment nos distributeurs et leurs clients barmen ou baristas.
« En cinq ans, nous avons doublé notre chiffre d’affaires, de 55 à 130 millions d’euros »
Le Moci. Comment avez-vous fait connaître cette formation au drink design ?
Loïc Couilloud. L’univers des barmen et baristas est très communautaire. Nous avons beaucoup misé sur les réseaux sociaux, Instagram, Facebook, TikTok, WeChat, avec nos profils réservés aux professionnels. Depuis le lancement du Drink Design Center, les connexions ont doublé, pour atteindre environ 120 000. C’est tout à fait étonnant cette manière dont la fréquentation a explosé à partir d’avril 2022, après le lancement du Centre, cela montre l’ampleur de la transformation en cours dans ces métiers.
Le Moci. Cette stratégie vous a-t-elle permis d’accélérer votre croissance ?
Loïc Couilloud. En cinq ans, nous avons doublé notre chiffre d’affaires, de 55 à 130 millions d’euros, avec deux grands pôles : le retail et le on-trade. Ce dernier représente 50 % de notre chiffre d’affaires. La part de l’international, à 100 % réalisée sur ce marché du on-trade, représente 40 % en volume, et 50 % en valeur de notre activité.
Le Moci. Votre ambition affichée est d’atteindre 180 millions en 2026. De nouvelles acquisitions en vue ?
Loïc Couilloud. Cette projection s’appuie sur la conviction que notre activité progressera d’au moins 15 % en moyenne par an dans les prochaines années. Les tendances du coffee shop et de la mixologie sont très bonnes au niveau mondial, ce qui signifie que globalement, nous sommes sur des marchés en croissance. Le coffee shop arrive en Europe et cela va forcément amener une dynamique supplémentaire. Les sirops Routin-1883 en bénéficieront car ils sont, j’ose le dire, vraiment les meilleurs sirops au monde : ils ont une seule source de fabrication à Chambéry en Savoie, avec une eau maîtrisée, un élément essentiel pour leur fabrication, et nos propres assemblages aromatiques.
C’est extrêmement important car le produit présente la même qualité que vous vous trouviez aux États-Unis, au Moyen-Orient ou au Japon. En plus du bon produit, on a le réseau de distribution qu’il faut. On profitera donc pleinement de la croissance des marchés, d’autant que l’on est plutôt sur du haut de gamme, un moteur supplémentaire. Les croissances externes apporteront évidemment du chiffre d’affaires supplémentaire : on doit ainsi doubler celui Cappuccine en 3 ans.
Le Moci. Justement, avez-vous d’autres projets d’acquisition en vue à l’international ?
Loïc Couilloud. La première étape est de digérer, d’intégrer Cappuccine. Cela se passe plutôt bien car c’est notre filiale Routin America et son équipe américaine qui gèrent cette intégration. Cela nous laisse toute une partie du cerveau libre pour penser à plein de nouveaux projets … Nos cibles sont claires : elles doivent être des marques du on-trade, exploitées localement mais connues mondialement, et avec une forte propension à se développer dans les marchés du coffee shop ou de la mixologie. Toutes les pistes sont ouvertes…
Propos recueillis par
Christine Gilguy