Productions suspendues, difficultés d’approvisionnement et d’acheminement, exposition à l’avalanche de sanctions internationales… Six jours après le début de l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes, les nombreuses entreprises françaises implantées en Russie rencontrent les premières difficultés. On fait le point avec les éclairages d’Alain Bentéjac, président des Conseillers du commerce extérieur de la France (CCEF).
Auchan, Renault, Accor, la Société Générale, Danone… Si la Russie ne représente qu’1,3 % des exportations françaises, plus de 1200 entreprises tricolores y sont implantées dont 35 du CAC 40. La France est le deuxième investisseur et le premier employeur étrangers dans le pays avec 160 000 employés*.
Si ces sociétés sont actuellement peu enclines à communiquer, c’est certainement, comme le rappelait lundi 28 février sur France Info Fanny Guinochet dans Le décryptage éco, qu’« elles se savent observées de près par le pouvoir russe ». « Officiellement, elles assurent que rien ne change, car elles ne font pas de politique mais en off, elles disent bien que leur position est compliquée. Le fait de rapatrier des ressortissants est considéré comme un geste d’opposition à l’égard de Vladimir Poutine. »
Des usines à l’arrêt dans l’automobile et l’agroalimentaire
Sur le terrain, certaines ont dû cesser la production. C’est le cas, depuis le 28 février et jusqu’au 4 mars, de l’usine de Renault à Moscou en raison de problèmes d’approvisionnement, a indiqué une porte-parole du constructeur français à l’agence Agefi-Dow Jones. L’usine y produit des Renault Kaptur et Duster pour le marché local. Selon le Financial Times, ce site dépend à 40 % de pièces importées.
A Togliatti, 1 000 kilomètres plus à l’Est, l’usine AvtoVAZ (dont la marque au losange détient 67 % du capital) a également été mise à l’arrêt mais devait rouvrir le lendemain. Avec plus 482 000 véhicules écoulés en 2021, la Russie est le deuxième marché de Renault après la France.
Stellantis connaît des difficultés d’accès par voie terrestre à son usine de Kalouga (200 km au sud de la capitale), a déclaré son directeur exécutif Carlos Tavares mardi 1er mars lors d’une conférence de presse. Le constructeur y a produit en 2021 quelque 11 000 véhicules en coopération avec Mitsubishi. Le groupe a par ailleurs mis en place un task force pour suivre la situation des ses 71 employés en Ukraine (tous en bonne santé) et une seconde pour se mettre en conformité avec les sanctions.
Dans l’agroalimentaire, Lactalis, qui emploie 1 900 personnes en Russie, possède 4 usines fromagères dont une à Belgorod près de la frontière ukrainienne. « En cas de risque dans les zones où des usines sont situées, nous demanderons l’arrêt de la production et le retour anticipé des salariés à leur domicile », a déclaré un porte-parole du groupe laitier aux Echos. En outre, le géant laitier possède trois sites de production en Ukraine, tous à l’arrêt (Chostka, Pavlograd et Nikolaev).
La grande distribution dans l’expectative
Très présentes dans l’agroalimentaire, secteur clé du commerce extérieur français, les entreprises françaises le sont également dans la distribution via le groupe Mulliez (Auchan, Décathlon, Leroy Merlin), qui a parié sur les marchés russe et ukrainien dès le début des années 2000. Le groupe très présent en Russie et également présent en Ukraine, est particulièrement exposé. Avec 238 magasins, la Russie est le troisième marché d’Auchan après la France et l’Espagne.
Après plusieurs années de résultats mitigés l’enseigne nordiste a vu ses ventes progresser de 4,5 % en 2021 et s’est lancé dans l’e-commerce alimentaire en s’associant à SberMarket. Il possède également 40 supermarchés en Ukraine. Le distributeur, très intégré dans l’économie locale, a annoncé qu’il communiquerait a minima. Décathlon, bien implanté en Russie, possède également cinq points de vente en Ukraine ainsi qu’un site de production de skis et de chaussures de montagne pour le marché français.
« C’est un saut dans l’inconnu », selon Alain Bentéjac
Entre annonces de fermetures de sites en Ukraine, inquiétudes pour leurs chaînes d’approvisionnement et craintes des conséquences des sanctions internationales, ces entreprises sont dans l’expectative.
« C’est un saut dans l’inconnu : le régime de sanctions se durcit chaque jour et nous ne savons pas pour l’instant ce qu’il va advenir de ces entreprises sur le plan légal en Russie », estime le président des conseillers du commerce extérieur de la France (CCEF) Alain Bentéjac.
Ce dernier se dit par ailleurs satisfait du dispositif de soutien mis en place par le gouvernement français. Une cellule de crise a notamment été mise en place par Bercy à destination des entreprises françaises impactées par les sanctions contre la Russie et la guerre en Ukraine, et un « plan de résilience » est en cours d’élaboration, qui comportera un volet pour les entreprises. Des réunions de dialogue ont notamment été organisées avec les représentants des entreprises par Franck Riester, ministre du Commerce extérieur, le 1er mars, et avec les représentants des 19 Comités stratégiques de filières (CSF), le 2 mars, par Agnès Panier-Runacher, ministre en charge de l’Industrie.
Les énergéticiens dans le collimateur de Bercy
Le patron de Bercy a en revanche « frappé du point sur la table » mardi 1er mars, en début de matinée. En cause : les activités de TotalEnergies et Engie en Russie. « Il y a désormais un problème de principe à travailler avec toute personnalité politique ou économique proche du pouvoir russe », a tonné Bruno Le Maire sur France Info.
TotalEnergies est en effet actionnaire à 19,4 % du groupe gazier Novatek. Problème : les copropriétaires de cette entreprise Leonid Mikhelson (25 %) et Guennadi Timchenko (23 %) sont des oligarches figurant sur les listes des personnalités sanctionnées par l’Union européenne.
Alors que le britannique BP (qui détient 19,75 % de Rosneft), l’anglo-néerlandais Shell (coentreprise avec Gazprom) et le fonds souverain norvégien Equinor (également lié à Rosneft) ont annoncé se retirer du marché russe, TotalEnergie s’est fendu, deux heures après l’intervention du ministre de l’Economie, d’un communiqué annonçant succinctement qu’elle « n’apportera plus de capital à de nouveaux projets en Russie » sans pour autant se retirer.
Quant à Engie, qui a cofinancé avec quatre autres groupes énergétiques européens Nord Stream 2, c’est un prêt accordé à Gazprom, actionnaire et opérateur du gazoduc, qui est dans la ligne de mire de Bercy.
« Pour les grands groupes, c’est un coup dur, mais ils vont y arriver, notamment parce que la conjoncture est plus favorable dans d’autres zones, analyse Alain Bentéjac. La situation des PME présentes sur place ou exportant vers ces deux marchés est en revanche plus inquiétante, comme celle des EFE, les entreprises françaises de l’étranger. » Ces entreprises françaises de l’étrangers, des sociétés de droit local dirigées par des Français, sont également présentes en Ukraine.
Sophie Creusillet
*Pour prolonger :
–Sanctions contre la Russie : des enjeux commerciaux non négligeables
–Ukraine : des échanges commerciaux avec l’UE et la France en croissance avant la crise