Ancien patron de Peugeot SA, à la tête du conseil d’administration de Suez, Philippe Varin préside le comité France de la Chambre de commerce internationale, ICC France, en bon connaisseur des problématiques de développement international des entreprises et des nouveaux enjeux du commerce international dans l’ère post-Covid. Dans cet entretien exclusif, ce partisan convaincu d’un libre-échange régulé brosse un panorama plutôt inquiétant du climat international des affaires actuel, qui rend d’autant plus nécessaire une politique commerciale européenne forte, en attendant un hypothétique retour de l’OMC dans le jeu.
Le Moci. La crise sanitaire a mis en valeur la dépendance de l’Europe vis-à-vis de l’extérieur pour certains approvisionnements stratégiques et elle fait craindre un regain de protectionnisme. Qu’en est-il aujourd’hui, quelle est l’ambiance dans les milieux d’affaires internationaux ?
Philippe Varin. C’est la question du moment, avec les tensions notamment entre la Chine et les États-Unis, et la position que doit prendre l’Union européenne. Dans ce panorama on peut presque dire aujourd’hui que le commerce international s’apparente plus à un sport de combat qu’à un commerce au sens où l’entendait Montesquieu ! Les tensions commerciales se multiplient au regard de différentes décisions unilatérales qui ont été prises en matière de commerce, voire de rupture de contrat comme on l’a vu récemment avec l’affaire des sous-marins. En réalité cela remonte à Monsieur Trump dont les prises de position ont entraîné des ruptures.
Si on regarde le nombre de barrières aux commerce, tarifaires et non tarifaires, relevées par la Commission européenne dans sa base Market Access, la tendance protectionniste est nette : 438 dans 58 pays. 43 nouvelles mesures ont été enregistrées, 10 % de plus. Ces barrières peuvent prendre des formes diverses : droits de douane additionnels, restriction, prohibition de certaines importations, charges administratives disproportionnées. Ce qui est intéressant, c’est de voir que les principaux pays à l’origine de ces nouvelles barrières sont, dans l’ordre décroissant, la Chine, la Russie, l’Indonésie, les États-Unis, la Turquie.
Ces deux éléments, décisions commerciales unilatérales et augmentation des réglementations discriminantes vis-à-vis des importations, démontrent que la tendance est à une montée du protectionnisme et des tensions commerciales.
A cela s’ajoute le fait que l’organe d’appel de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) est paralysé depuis décembre 2019 du fait du refus américain de nommer tout nouveau membre. Ce problème n’a pas été réglé avec l’arrivée de Monsieur Biden à la présidence des Etats-Unis. En attendant, l’OMC est dans l’incapacité de trancher en appel les litiges commerciaux entre ses Etats membres.
« La priorité fondamentale pour l’OMC
est de restaurer sa fonction de négociation »
Le Moci. Un tableau très sombre pour le commerce international…
Philippe Varin. C’est le verre à moitié plein. Il y a aussi le verre à moitié vide, avec des éléments plus positifs. Le commerce international est en plein rebond post Covid, dans des proportions qu’on n’avait pas anticipées. Sa croissance se situera en 2021 entre 10 et 20 %. Bien sûr, il y a du rattrapage, mais on parle d’un « régime de croisière » en 2022 de l’ordre de 4,5 %- 5%, à des niveaux d’avant crise, malgré les barrières au commerce.
Deuxième point positif, Dr Ngozi Okonjo-Iweala a pris ses fonctions à la tête de l’OMC en étant très consciente des enjeux du business et avec la volonté d’ouvrir un dialogue avec les entreprises à travers la Chambre de commerce international, ce qui est une bonne chose. Elle ne ménage pas ses efforts pour engranger quelques succès lors de la prochaine conférence ministérielle de décembre.
Le Moci. Quels sont les dossiers prioritaires à vos yeux pour l’OMC ?
Philippe Varin. La priorité fondamentale pour l’OMC est de restaurer sa fonction de négociation. Il faudra être innovant car je pense qu’on ira plutôt dans la direction d’accords plurilatéraux, de « joint initiative » si vous voulez, à la fois transparents et inclusifs, qui permettront d’obtenir des progrès vers la libération des échanges et des investissements malgré l’absence d’un consensus global.
Prenons l’exemple du e-commerce : 86 pays sont actuellement parties prenantes à une négociation pour définir des règles communes très concrètes en matière de protection des consommateurs en ligne, On n’est plus dans la recherche d’un consensus total mais on a tout même de quoi progresser sur des aspects importants dans de nombreux pays. Il faut introduire cette flexibilité dans le fonctionnement de l’OMC.
Le deuxième point important, c’est la réactivation de l’organe d’appel. Une quinzaine de décisions portant sur des litiges commerciaux sont en instance faute de juges. Cela viendra principalement d’un geste des États-Unis et il y aura certainement des compensations par ailleurs à trouver.
Le troisième dossier prioritaire concerne la révision de l’accord de l’OMC sur les subventions publiques prohibées et les mesures de représailles. Un accord existe mais les pratiques déloyales de certaines sociétés d’État ou percevant des subventions prohibées sont devenues compliquées à apprécier, de même que le caractère public de certaines entités, dont le statut n’est pas clair. Il faut qu’on adapte ce règlement. Même chose pour les mesures de représailles, qui, dans l’actuel accord, ne sont plus adaptées aux réalités du moment. Enfin, il faut dynamiser la mise en œuvre : il y a actuellement un système de notification et de monitoring mais 58 pays n’ont fait aucune notification à l’OMC depuis 5 ans ! Autrement dit, ça ne marche pas.
Stratégie commerciale de l’UE :
« Il est absolument essentiel que cette politique soit forte »
Le Moci. Le changement d’administration aux États-Unis avait fait naître l’espoir d’un apaisement des tensions commerciales internationales et d’une amélioration des relations avec les Européens. Et puis il y a eu l’affaire Aukus en septembre, avec la rupture unilatérale par l’Australie d’un grand contrat de défense avec la France, préparée avec les Américains… Par ailleurs, la nouvelle administration américaine reste sur une ligne très dure avec la Chine. L’Europe donne l’impression de se chercher une voie. Le multilatéralisme n’est-il pas mort ? Comment peut évoluer cette situation internationale ?
Philippe Varin. On vient d’évoquer le rôle fondamental que l’OMC doit retrouver, et les réformes qu’elle doit entreprendre pour y parvenir. Mais on ne peut placer tous nos espoirs sur une évolution favorable de cette organisation multilatérale à très court terme. D’où l’importance, aussi, de l’évolution de la politique commerciale de l’Union européenne. Il est absolument essentiel que cette politique soit forte car c’est à partir d’une position forte que l’on peut discuter.
Il faut reconnaître que depuis l’arrivée à la tête de la Commission européenne d’Ursula von der Leyen, il y a l’affirmation plus claire d’un objectif de défendre les intérêts des entreprises européennes de manière beaucoup plus vigoureuse et de s’assurer que les engagements qui ont été pris par les partenaires commerciaux de l’Union européenne dans le passé sont respectés à la lettre.
Le signal positif, à cet égard, est la création d’un poste de Chief Trade Enforcement Officer à la DG Commerce, poste qui a été confié à un Français, Denis Redonnet, que nous avons eu l’occasion de rencontrer après sa prise de fonction lors d’une réunion organisée avec le Medef et l’Afep. Cela signifie que la Commission a compris qu’il faut aussi se donner les moyens de vérifier la mise en œuvre des accords qu’elle signe.
Autre progrès concret, le développement de cette plateforme Market Access, qui rend accessible, y compris aux PME, les informations clés sur les réglementations tarifaires et non tarifaires pour accéder aux marchés étrangers.
Un deuxième volet de la politique européenne est plus politique : ce sont les outils réglementaires qui répondent aux demandes des entreprises. Certains ont vu le jour, d’autres sont en gestation. Parmi ceux qui ont vu le jour, on peut citer l’échange d’information entre États membres sur les investissements étrangers, qui fonctionne et rend possible une coordination européenne sur le filtrage de ces investissements dans des secteurs clés, notamment entre la France et l’Allemagne, pour éviter les prédateurs.
L’arsenal des mesures anti-dumping a aussi été amélioré et est devenu plus facile à actionner, avec des durées d’enquêtes plus courtes : 150 mesures sont actuellement en cours, aux deux tiers contre des entreprises chinoises.
Est-ce suffisant ? Non. Deux sujets qui me semblent importants sont encore à traiter.
Le premier est un instrument de réciprocité sur les marchés publics. Il y a une proposition de règlement sur la table, qui établirait un principe général d’action dans ce domaine, il est en cours d’examen au niveau de l’Union européenne.
Le deuxième sujet concerne les mesures anti-coercition, soit tout ce qui relève de la défense contre l’extraterritorialité de certaines législations : une nouvelle proposition législative est en cours d’élaboration, là aussi nous espérons qu’elle aboutira à un instrument concret. Il faut que l’on soit capable de prendre rapidement des mesures de riposte parce qu’actuellement, une entreprise ou une banque qui est sous le coup d’une mesure extraterritoriale de la part d’un Etat étranger, je pense en premier lieu aux Etats-Unis, a peu de moyens de se défendre et risque au contraire de se voir couper des sources de financement.
« Un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières
est la seule solution »
Le Moci. Vous n’évoquez pas la question du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), en anglais CBAM, Carbon Border Adjustment Mechanism ?
Philippe Varin. C’est mon dernier point. L’Union européenne se dote d’un certain nombre de dispositifs pour promouvoir une politique industrielle, avec la mise en place par le Commissaire Thierry Breton de 14 écosystèmes industriels * et des IPCEI, en français « projets important d’intérêt européen commun », comme le projet batterie. Ces IPCEI autorisent des dérogations sur les subventions d’État aux entreprises qui s’engagent sur ces sujets.
Mais pour que cela soit viable, il faut mettre en place aux frontières de l’Europe une politique cohérente pour mettre la concurrence au même niveau d’exigence que le sont les entreprises européennes sur marché européen, notamment en matière d’émission de gaz à effet de serre. Un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières est la seule solution. On ne peut avoir une ouverture de nos frontières sans tenir compte de ce point fondamental qui joue sur la compétitivité des entreprises.
Le Moci. Cela va prendre du temps …
Philippe Varin. Je trouve que les choses ont progressé depuis six mois. Une majorité d’États, dont l’Allemagne, s’est rallié à ce projet, et la France a été moteur pour obtenir ce résultat. Bien sûr, le diable va se cacher dans les détails. Ce sera plus facile à appliquer, dans un premier temps, à des produits simples mais très émetteurs de GES comme l’acier ou le ciment. Il est facile de distinguer une poutrelle d’acier chinoise d’une poutrelle européenne, de mesurer l’empreinte carbone de chacune et d’appliquer une compensation. Ce sera beaucoup plus compliqué, pour des smartphones ou des automobiles, de mesurer la part de CO 2 dans leur fabrication !
Le mieux étant l’ennemi du bien, je pense que l’orientation qui est prise par l’Union européenne, qui est de se focaliser au départ sur quelques produits simples comme l’acier ou le ciment, est bienvenue car cela va permettre de tester le système.
Il faudra aussi une bonne articulation avec le marché des quotas d’émissions et il y aura nécessairement toute une période de mise en place. L’important, c’est qu’il y ait une feuille de route claire et qu’on puisse avancer sur des métaux ou des matériaux simples, pour aboutir à une formule de recouvrement qui soit acceptée et acceptable par tout le monde.
Inclusion : « Notre axe c’est la digitalisation des PME »
Le Moci. Dans le contexte international compliqué actuel, quelles sont les priorités de l’ICC et du comité français que vous présidez ?
Philippe Varin. L’ICC, par nature, c’est l’organisation mondiale des entreprises, la seule organisation privée à avoir un statut d’observateur aux Nations Unies. Ce qui n’empêche pas que le comité France traite des sujets plus européens, parfois en coordination avec d’autres comités européens
Concernant les grands objectifs de la chambre, le premier est le « free trade », c’est dans les gènes de l’organisation, ça reste le point essentiel. C’est le travail que nous menons vis-à-vis de l’OMC mais aussi la production de règles de références incontournables comme les Incoterms, tous les modèles de contrat, le trade finance. Tout ceci étant en très grande effervescence, il est important qu’on soit à la manœuvre.
Le deuxième domaine historique de la chambre, qui reste un ancrage très fort, c’est la règle de droit c’est à dire tout ce qui est lié à l’arbitrage international commercial. C’est une activité importante, et qui se porte très bien : on a enregistré un millier de nouvelles affaires, et l’ICC a nommé ou confirmé plus de 1520 arbitres l’année dernière. Elle a pris le leadership mondial dans ce domaine, devant l’American Arbitration Association (AAA) américaine et la London Court of International Arbitration (LCIA°.
Notre 3ème objectif est de contribuer aux réflexions sur le thème du développement soutenable pour les entreprises. On a ainsi apporté notre contribution aux travaux sur la valorisation du carbone dans les échanges internationaux.
Enfin, 4ème objectif, l’inclusion, un sujet devenu important pour la Chambre avec la Covid. Elle a trouvé une illustration avec les vaccins : l’ICC a apporté sa contribution pour promouvoir des politiques commerciales qui favorisent une distribution des vaccins dans les pays émergents, même si, avec seulement 2 % de leurs populations vaccinées, on est encore loin du but.
L’inclusion, c’est aussi faire davantage pour les PME, l’ICC étant encore une organisation de grandes entreprises, même si cela évolue. Notre axe c’est la digitalisation des PME, qui peut leur permettre, grâce aux plateformes, salons virtuels et tous les nouveaux outils digitaux, d’avoir un accès plus facile au commerce international si elles en ont envie.
Le Moci. Avez-vous un exemple concret de ce que vous faites pour les PME ?
Philippe Varin. Nous sommes en train de lancer à l’attention des PME une plateforme mondiale d’évaluation de l’impact environnemental. Il s’agit d’un outil SaaS ou « Software as a Service » qui s’appuie sur des algorithmes de calcul spécifiquement dédiés et des bases de données mondiales.
N’importe quelle PME dans le monde pourra, avec un investissement réduit, mesurer l’impact de ses activités sur l’environnement et ainsi disposer des données nécessaires pour mettre en place les actions indispensables à la réduction de cet impact. Elle pourra également remplir des déclarations demandant ce type d’information plus aisément, pour vendre ses produits. En France, nous allons bientôt lancer la plateforme avec l’aide des Chambres de commerce et d’industrie.
Propos recueillis par
Christine Gilguy
* Numérique, électronique, aérospatial et défense, textile, construction, mobilité automobile, industries culturelles et créatives, économie sociale de proximité, industries énergo-intensives, construction, agro-alimentaire, tourisme, commerce de détail, énergies renouvelables.