(Article mis à jour le 21 septembre)
Alors que la rupture brutale par le gouvernement australien du partenariat stratégique avec la France pour la livraison de 12 sous-marins n’en finit pas de provoquer des ondes de chocs dans la sphère politique et diplomatique, l’industrie fait ses comptes. Si Naval group peut encore compter sur un carnet de commande bien rempli, toute une filière regroupant de nombreuses PME, en revanche, pourrait en faire les frais, en France, mais aussi en Australie.
« Le sujet est plus politique qu’industriel ». Chez Naval Group, la renonciation de l’Australie au programme stratégique lancé en 2016 avec la France pour la fourniture de 12 sous-marins à propulsion diesel-électrique a provoqué une onde de choc mais pas de déstabilisation. L’heure est au contraire à la défense de la légitimité industrielle du groupe.
« Cela résulte d’un choix géopolitique et pas d’une erreur industrielle de notre part » souligne un porte-parole du groupe, qui, dans un court communiqué publié le 16 septembre, évoque « une grande déception » à la suite de ce revirement australien.
« Cette renonciation de l’Australie ne remet pas en cause la solidité de l’entreprise », complète le porte-parole. Ce dernier rappelle que la nouvelle Loi de programmation militaire française, qui prévoit notamment la construction de 5 sous-marins à propulsion nucléaire et 4 navires lanceurs d’engins, sans oublier le nouveau porte-avion, ainsi que les contrats en cours à l’export avec les marines brésiliennes et indiennes, lui assure un carnet de commande bien rempli pour les prochaines années, supérieur à 15 milliards d’euros à fin 2020.
Revirement stratégique au profit des Etats-Unis
La décision, côté australien, aurait officiellement été prise à l’issue d’une revue capacitaire menée à la demande du nouveau ministre de la Défense nommé en mars 2021, Peter Dutton. Sa conclusion : l’Australie aurait besoin d’une flotte de sous-marins nucléaires et non plus de sous-marins conventionnels de « supériorité régionale », comme établi précédemment, les premiers ayant un rayon d’action supérieur aux seconds.
On connaît la suite. En réalité, ce revirement stratégique serait préparé depuis des mois, à la suite de la volonté des Etats-Unis de créer un front face à la Chine dans la zone Indo-Pacifique, ce qui a été formalisé le 15 septembre avec l’annonce de l’alliance Aukus (Australia United Kingdom United State).
Reste que concrètement, cette rupture ne sera pas sans dégâts, ce genre de méga-contrat drainant de nombreux sous-traitants.
10 % du CA de Naval group en 2019 et 2020
Sur Naval Group lui-même d’abord, qui avait inauguré des nouveaux locaux flambant neuf à Port Adélaide, en Australie Méridoniale, pas plus tard qu’en octobre… 2020. Rappelons que ce méga-contrat était estimé globalement à plus de 50 milliards de dollars australiens, soit 31 milliards d’euros.
L’accord stratégique avec l’Australie, devait être mis en œuvre par étape et s’échelonner jusqu’à 2050. La première avait été la signature d’un accord cadre gouvernemental de défense prévoyant d’importants transferts de technologies. Puis Naval group était entré dans la danse avec la signature en 2018 d’un accord de partenariat stratégique (Strategic Partnership Agreement), un volumineux document de 1000 pages définissant dans le détail toutes les interfaces pour construire les sous-marins.
« Naval Group a commencé à rentrer du chiffre d’affaires à partir de 2019 » précise encore le porte-parole. Conséquent puisqu’il a représenté 10 % environ du chiffre d’affaires du groupe en 2020, qui atteignait alors de l’ordre de 3,3 milliards d’euros. Le contrat d’ingénierie à venir était de l’ordre de 1,4 milliards d’euros, selon notre confrère Les Echos, et il devait être finalisé avec la partie australienne le… 15 septembre..
Le jour de l’annonce de la renonciation australienne, le groupe venait, la veille, de se voir valider son étude préliminaire sur le plan technique. Restait à terminer les négociations pour une étude basique sur les caractéristiques des engins puis à livrer dans les deux ans une étude détaillée, avec les plans pièce par pièce des sous-marins.
Nul doute que la rupture unilatérale du contrat par l’Australie impliquera de lourdes compensations financières pour Canberra, les Français ne comptant pas faire de cadeau.
Tout un écosystème à déconstruire
En effet, au-delà des éléments purement financiers, l’accord prévoyait la construction de tout un écosystème en France et en Australie, à Port Adélaïde, au sud de l’île continent, site choisi pour produire les futurs sous-marins.
Car, autre aspect de cet accord inédit par son ampleur, les navires devaient être construits à plus de 60 % sur place. Ce qui devait se traduire par la création à terme de 3000 emplois en Australie, et 500 à Cherbourg, en France. Toute une machinerie d’ingénierie et de coopération industrielle s’était mise en branle dans le sillage de Naval group à partir de 2016.
Le Gican (Groupement des industries de construction et activités navales), un syndicat professionnel qui fédère plus de 215 industriels et organisation tête de pont de la filière navale française, dont le président, Pierre Eric Pommellet, est aussi le P-dg de Naval Group – une tradition, ce dernier étant le fleuron tirant toute la filière- a publié le 16 septembre un communiqué donnant quelques détails sur ce qui avait déjà été engagé par certains de ses membres dans le cadre du programme australien.
Ce communiqué salut la base industrielle et technologique de défense (BITD) française, « très engagée » en Australie pour renforcer la propre BITD de ce pays et y développer « l’emploi local ».
Ainsi, les missions d’entreprises se sont succédé sur place à l’initiative du Gican, organisées par Business France et Medef International, avec les partenaires australiens, Austrade et les agences régionales, « pour soutenir l’investissement sur place ».
D’après le Gican, 26 entreprises françaises de ses membres sont implantées en Australie, dont 12 PME, 11 grands groupes et 3 ETI. Depuis 2015, quinze nouvelles implantations ont été enregistrées, plus de 20 partenariats stratégiques ont été signés lors du salon Euronaval de 2018, 4 joint-ventures franco-australiennes ont été créées en 2018-2019, et deux acquisitions de sociétés locales ont été réalisées en 2019 par des entreprises françaises.
Naval group, pour sa part, avait déjà créé 350 emplois dans sa filiales australienne, dont 340 occupés par des Australiens. « Elle devait monter en puissance pour atteindre 1800 personne d’ici 5 à 6 ans » souligne-t-on chez Naval group.
Confrontées au regain de tensions avec la Chine et pressés par les Américains, les Australiens abandonnent donc brutalement et sans vergogne les sous-marins conventionnels à propulsion diesel-électrique de « supériorité régionale » commandés aux Français pour des sous-marins à propulsion nucléaires proposés par les Américains. Pas sûr qu’ils bénéficient aussi de tout l’écosystème industriel qui devait naître du partenariat avec la France.
Pour l’heure, le Gican ne tourne pas le dos au marché australien : « le choix d’un tel revirement ne doit cependant pas empêcher l’essor de la présence industrielle française dans ce pays ».
Globalement, le marché australien est loin d’être négligeable pour les exportateurs français : 7500 entreprises y ont exporté en 2020, malgré les conditions difficiles de la crise sanitaire, selon les statistiques des douanes françaises. Au rythme de 250 millions d’exportations mensuelles après un point bas enregistré en avril 2020, le montant cumulé sur 12 mois (août 2020-juillet 2021) des exportations françaises a atteint 2,9 milliards d’euros.
Christine Gilguy