La crise due au coronavirus bouscule les certitudes doctrinales en matière budgétaire et les agendas de politiques économiques dans l’Union européenne (UE) : une réponse commune est en cours d’élaboration pour aider les États membres à faire face aux conséquences dramatiques du choc sanitaire et économique en cours. En outre, la réflexion s’accélère pour rendre les Européens moins dépendants des approvisionnements extérieurs pour certains secteur jugés stratégiques, en premier lieu les médicaments.
L. Boone (OCDE) : « les aides aux personnes et aux entreprises doivent primer»
Il est vrai que la crise a pris une ampleur inédite : elle devrait ramener la croissance mondiale à 2,4 % cette année, et si l’épidémie Covid-19 continuait sa propagation en Asie et dans l’hémisphère nord, celle-ci serait d’à peine 1,5 %, entraînant une récession aux États-Unis, au Japon et dans la zone euro, estime Laurence Boone, dans une interview accordée au quotidien Les Echos *, en marge de la publication des dernières prévisions économiques de l’OCDE.
Pour l’économiste en chef de cette organisation internationale, les États auront tout intérêt à soutenir les secteurs les plus pénalisés. Pas question, donc, dans ce contexte, de coller strictement aux règles budgétaires. « A ce jour, les aides aux personnes et aux entreprises doivent primer. Et il faut accepter une détérioration des finances publiques pour soutenir les secteurs en difficulté ».
Soutenir les États membres dans leur lutte contre l’épidémie
Le message de cette ancienne conseillère économique du président François Hollande semble trouver un écho favorable à Bruxelles où les responsables se disent prêts à utiliser tous les moyens pour protéger la croissance. Quitte à porter un coup de canif aux sacro-saints principes du Pacte de stabilité et de croissance (PSC).
« C’est le moment de la solidarité, de l’action », a souligné Paolo Gentiloni, le commissaire en charge de l’Économie. Les dépenses liées à la lutte contre l’épidémie devraient donc bénéficier de la bienveillance de Bruxelles, même si elles génèrent une dégradation du déficit.
Et c’est l’Italie qui pourrait être le premier État membre à profiter de cette flexibilité offerte par le PSC. Lundi 2 mars, le ministre de l’Économie a en effet annoncé la mise en œuvre d’un plan d’aide de 3,6 milliards d’euros pour tous les secteurs affectés par l’épidémie de Covid-19 dont l’épicentre italien est dans le nord industriel du pays.
Cette aide, qui devra avoir l’aval du Parlement italien et de l’UE, pourra prendre diverses formes, dont des crédits d’impôts pour les entreprises. « Je n’ai pas de raison de craindre que Bruxelles puisse contester notre demande », a expliqué Roberto Gualtieri.
Un éventuel plan d’action au niveau européen figurera également au menu des discussions de la prochaine réunion de l’Eurogroupe (ministres des Finances de la zone euro), programmée le 16 mars prochain. Lors d’une conférence téléphonique le 4 mars, les membres de l’Eurogroupe ont déjà posé des jalons, indiquant dans un communiqué commun qu’ils s’engageaient à « coordonner leurs réponses » et « à être prêts à utiliser tous les outils » de politique économique pour soutenir la croissance et réduire les risques pesant sur ses perspectives.
Préparer une réponse commune
Alors que l’inquiétude ne cesse de croître quant à l’impact économique de l’épidémie de Covid-19, la Commission européenne continue à plancher sur la préparation d’une réponse commune.
« Ce que nous avons fait, c’est, sans attendre, de remonter en temps réel, quasiment au jour le jour, l’ensemble de nos dispositions sur l’impact économique au niveau de l’Union européenne », a commenté Thierry Breton, le commissaire en charge du Marché intérieur et de l’industrie, invité de RMC et de BFMTV le lundi matin 2 mars.
Mais pour l’heure, « à part quelques secteurs », l’impact est relativement limité, a-t-il assuré, ajoutant : « on en saura plus à la fin du mois de mars, parce que c’est là que les entreprises commencent à comptabiliser leur premier trimestre ».
L’activité touristique en Europe figure parmi les secteurs les plus touchés. Selon l’ex-ministre français, les Vingt-sept auraient déjà comptabilisé deux millions de nuitées en moins pour l’industrie touristique sur la seule période janvier-février, ainsi qu’une perte d’un milliard d’euros par mois. « La Chine est à l’arrêt depuis maintenant deux mois dans certaines régions. Et évidemment ça pèse sur la chaîne d’approvisionnement (…) et sur l’activité touristique », a précisé Thierry Breton.
Limiter la dépendance de l’UE vis-à-vis de la Chine
Car désormais quand la Chine s’enrhume, c’est toute l’économie mondiale qui éternue. La crise sanitaire a en effet mis en lumière la fragilité des pays européens (mais pas seulement) et leur dépendance vis-à-vis de la Chine en matière de médicaments.
Conséquence des délocalisations massives initiées il y a plus de deux décennies, la fabrication des principes actifs – la molécule qui confère aux médicaments ses vertus thérapeutiques ou préventives – n’est quasiment plus assurée par les usines européennes : 80 % sont fabriqués hors de l’UE, dont 60 % en Inde et en Chine. Le précieux paracétamol en dépend.
L’Inde elle-même vient d’annoncer sa décision de restreindre ses exportations de génériques par suite de perturbation dans ses approvisionnements en provenance de … Chine, dont son industrie pharmaceutique dépend à 70 % pour ses approvisionnements !
Un vrai souci pour « l’indépendance sanitaire à moyen et long terme », s’est inquiété Bruno Le Maire. Pour le ministre français de l’Économie, « cette épidémie montre que dans certaines filières, les difficultés d’approvisionnement peuvent poser un problème stratégique ».
Cette dépendance qui ne se limite pas au secteur pharmaceutique. Bercy prévoit donc de passer en revue tous les domaines afin de détecter les « vulnérabilités stratégiques d’approvisionnement des filières industrielles françaises » et « d’en tirer les conséquences en termes d’organisation de nos filières».
Le débat sur les relocalisations relancé en France et en Europe
L’épidémie rappelle en effet que dans les « chaînes de valeur mondiales » – caractérisées par la fragmentation du processus de fabrication entre de nombreux pays et continents – l’arrêt de la production dans un pays se traduit très rapidement par le ralentissement, voire l’arrêt de la production dans d’autres. Cette interdépendance constitue dès lors un canal de propagation des chocs économiques à travers la planète.
Si le phénomène est loin d’être nouveau, la crise sanitaire du Covid-19, d’ampleur mondiale, en a dévoilé l’ampleur. De quoi relancer le débat sur les relocalisations.
Le géant américain de l’électronique grand public Apple, dont 90 % de la production est aujourd’hui basée en Chine, a déjà annoncé qu’il se mettait à la recherche d’autres fournisseurs.
Le 24 février, l’industriel français Sanofi a révélé sa volonté de créer une nouvelle société, spécialisée dans la production des principes actifs, dont les six sites de fabrication seraient localisés au sein de l’UE et le siège en France. Cette nouvelle entité « contribuerait à assurer une plus grande stabilité dans l’approvisionnement de médicaments pour des millions de patients en Europe et au-delà », a indiqué Philippe Luscan, vice-Président de Sanofi en charge des affaires industrielles globales.
« Aujourd’hui il y a une tendance assez lourde de relocalisation d’un certain nombre d’activités, pour répondre aux nouveaux défis qui se posent », a commenté de son côté Thierry Breton, invité mardi 3 mars dans l’émission hebdomadaire La Faute à l’Europe sur France TV info.
Parmi ceux-ci, le commissaire en charge du Marché intérieur a évoqué notamment la recherche d’une plus grande proximité entre les sites de production et les zones de distribution ; la numérisation qui «permet de produire différemment et aussi à moindre coût » ; le développement d’une économie circulaire « car quand on recycle les produits, on le fait localement et pas à 6 000 kilomètres » ; ou encore l’empreinte carbone « qui devient un enjeu essentiel ».
Le prix n’est donc plus le seul critère déterminant. La tendance serait à la « glocalisation », contraction de globalisation et de localisation.
T. Breton présentera la stratégie industrielle de la Commission le 10 mars
Cette 4e révolution industrielle représente une réelle opportunité pour l’Europe, estime le commissaire français. Après avoir dévoilé le mois passé son plan pour le numérique – élaboré avec sa collègue Magrethe Vestager, vice-présidente en charge de la Concurrence et du numérique – Thierry Breton présentera le 10 mars prochain à Strasbourg, les grands axes de sa stratégie industrielle pour l’Europe.
Longtemps freinée par l’Allemagne, la politique industrielle était jusqu’à présent le parent pauvre des politiques publiques de l’UE. « Ce qui n’est plus le cas », se réjouit Thierry Breton, convaincu que, dans ce domaine, il y aura un « avant » et un « après » la Commission Von Der Leyen.
Sa communication s’appuie sur deux dynamiques fortes, qui sont aussi les deux axes majeurs dans l’agenda du nouvel exécutif : le pacte vert et la révolution numérique. Et plutôt que de parler de champions européens, une expression qui ne fait pas l’unanimité à Bruxelles, où prime encore le droit à la concurrence, il préfère évoquer la création de « leaders européens et mondiaux ».
Associés à un vaste réseau de PME, ces « leaders » formeraient des écosystèmes industriels performants et compétitifs. Un exemple : l’industrie automobile qui emploie directement 2,5 millions de personnes en Europe. Un chiffre multiplié par 14, soit 35 millions de personnes lorsqu’on élargit le secteur à l’ensemble de son écosystème, sous-traitants, services de recherche, une grappe essentiellement composée de PME.
Au total, une vingtaine d’écosystèmes industriels sont identifiés dans le document stratégique.
Sources de financements
Plusieurs sources de financement existantes seront mobilisées dans cet objectif. Le programme de recherche Horizon 2020 ou le nouvel instrument InvestEU, dédié à l’innovation et au soutien des PME, sont concernés au premier chef.
Viendront s’ajouter des financements privés et publics, incluant des aides d’État autorisées par l’UE dans le cadre des « Projets importants d’intérêt européen commun » (PIIEC) comme celui récemment mis en place dans le secteur des batteries.
« Demain, nous ferons de même avec l’hydrogène ou l’internet des objets », précise Thierry Breton. L’objectif est clair : replacer les entreprises au cœur des politiques de l’UE et permettre ainsi au vieux continent de rester la première puissance industrielle mondiale.
Kattalin Landaburu, à Bruxelles