Dernière ligne droite avant le Brexit. Vendredi 31 janvier à minuit, heure de Bruxelles, le divorce sera officiellement prononcé, après 47 années de tumultueuses relations entre l’Union européenne (UE) et le Royaume-Uni. La saison II de la saga Brexit pourra alors débuter. Il s’agira cette fois de définir les contours de la relation future, les termes du divorce ayant été fixés dans l’accord de retrait.
Risques d’un hard Brexit
Mais la tâche s’annonce rude et les risques d’aboutir à un Brexit dur –hard Brexit-, c’est à dire sans accord, sont loin d’être levés.
« Si nous ne parvenons pas à conclure un accord avant fin 2020, nous nous retrouverons à nouveau en face du précipice. Et cela nuirait clairement à nos intérêts. Mais le Royaume-Uni serait plus touché que nous car l’UE continuera à bénéficier de son marché unique et de ses 700 accords internationaux signés avec nos partenaires », a prévenu Ursula Von Der Leyen, la Présidente de la Commission, lors d’un discours au Parlement européen (PE) la semaine passée.
Des déclarations qui sonnent comme un avertissement à l’adresse de Boris Johnson. Le Premier ministre britannique a en effet martelé – réitérant son désormais célèbre slogan « let’s the Brexit done » – qu’il n’y aurait pas de prolongation de la période de transition censée s’achever le 31 décembre 2020.
« Garantir coûte que coûte l’unité de l’UE »
« Nous n’avons pas attendu la date officielle du divorce pour nous mettre en ordre de marche », commente un membre de l’équipe de Michel Barnier, à nouveau désigné négociateur en chef côté européen. Après avoir fait l’expérience de l’impréparation des équipes mandatées par Londres, le « Mr Brexit » de la Commission est bien décidé à ne rien laisser au hasard.
Car, « au delà de ses déclarations tonitruantes et parfois contradictoires, on ne sait toujours pas ce que Boris Johnson envisage comme relations futures avec l’UE », ajoute ce collaborateur de l’ex. ministre français. S’il a promis un « nouvel âge d’or » à ses compatriotes, le concept reste à ce stade très imprécis, tout comme les moyens qu’il compte utiliser pour y parvenir.
Face à ce flou, l’exécutif européen affûte ses armes, précise sa stratégie et consulte à tout va, en particulier dans les capitales, pour s’assurer du soutien des Vingt-sept. « Notre priorité reste la même : garantir coûte que coûte l’unité de l’UE », a insisté Phil Hogan, interrogé par la télévision nationale irlandaise. Pour le commissaire au Commerce, qui jouera lui aussi un rôle central dans les pourparlers de libre-échange à venir, l’unité des Vingt-sept est la clé du succès, « les négociations commerciales étant propices « à l’expression des intérêts divergents ».
Alors que la Parlement britannique approuvait l’accord de retrait et se disputait sur la possibilité de faire sonner, ou non, Big Ben une fois le divorce prononcé, les Européens, eux, se préparaient donc déjà pour la saison II du Brexit.
Au cours du mois de janvier, 200 diplomates européens ont participé à 11 séminaires de 35 heures au total, a révélé The Guardian. Orchestrées par Michel Barnier, ces sessions se sont achevées mercredi 22 janvier par une réunion des ambassadeurs des États membres auprès de l’UE. Objectif : souder les équipes et peaufiner les détails de l’offre européenne.
Négocier un accord global
Conformément au souhait de Londres, les deux parties négocieront un pacte de libre-échange d’une « ampleur sans précédent », a affirmé Ursula Von Der Leyen, « sans quotas, ni tarifs, ni dumping », a ensuite précisé la Présidente de la Commission. La portée de l’accord sera définie dans les directives de négociation, qui ne seront publiées qu’en février, une fois le divorce officiellement prononcé.
Mais compte tenu du temps limité dont les deux camps disposent – quelques mois seulement – pour boucler ce nouveau cycle de pourparlers, la priorité devra être donnée à certains secteurs.
« Nous ne pourrons négocier qu’un accord limité qui comprendra le commerce des biens, les règles d’un jeu équitable (level playing field), la pêche et la sécurité intérieure et extérieure », a indiqué Michel Barnier. Contrairement à son souhait initial, il a également confirmé aux eurodéputés réunis à Strasbourg la semaine passée, que le transport et l’aviation seraient exclus, dans un premier temps, du champ des discussions.
« La tactique de la Commission est de négocier un accord global en évitant des discussions séparées, secteurs par secteurs », a confié au Moci un expert des questions commerciales au sein de l’exécutif. D’où la volonté de Michel Barnier de traiter, dans un même bloc, plusieurs sujets distincts tels que les échanges des biens et la pêche.
Car dans ce secteur précis, les Européens visent le statu quo, c’est à dire maintenir la possibilité, pour les chalutiers des États membres, de pêcher dans les eaux territoriales britanniques. Or, « si nous l’abordons séparément, nous partons perdants. Il nous faut donc d’autres leviers pour aboutir à un accord acceptable et conforme à nos intérêts », analyse cette source.
Même son de cloche à Dublin, où le Premier ministre, Leo Varadkar, a mis en garde contre toute tentative de Londres de conclure des accords partiels. Il s’est toutefois engagé à travailler « jour et nuit » pour tenter de parvenir à un compromis global avant la fin de l’année: « nous ne traînerons pas des pieds », a-t-il assuré dans une interview accordée à la BBC.
Garantir « zéro dumping »
Autre préoccupation côté européen : garantir des conditions de concurrence équitables pour éviter toute forme de dumping, fiscal, social ou environnemental. Mais cette volonté se heurte aux ambitions dérégulatrices de Boris Johnson.
Son ministre Finances, Sajid Javid, a d’ailleurs déclaré, début janvier, qu’il n’y aurait pas d’alignement des normes britanniques sur celles en vigueur dans le vieux continent. Un scénario catastrophe pour les Européens. « Nous aurons bientôt, avec le Royaume-Uni, un concurrent direct à nos portes qui n’est plus dans le marché unique. Il va falloir voir jusqu’à quel point leurs standards et leurs normes vont être changés », a averti à plusieurs reprises Angela Merkel, la chancelière allemande.
Pour éviter la naissance d’un « Singapour sur Tamise », la Commission a donc prévu des dispositions, dans le futur accord, pour garantir « zéro dumping » et des conditions de concurrence équitables.
Bruxelles suggère également de mettre en place un mécanisme de règlement des différends qui permettrait à l’UE d’imposer des amendes, voire de suspendre certains avantages commerciaux si le Royaume-Uni ne respectait pas ses engagements.
Et dans le cas où les Britanniques appliqueraient des règles sanitaires ou relatives à la sécurité des produits divergentes de celles de l’UE, d’autres mesures de rétorsion seraient alors envisagées. « S’ils consentent à importer du bœuf aux hormones, par exemple, alors l’Europe interdira les exportations de bœufs britanniques », résume Pascal Canfin, eurodéputé français du groupe Renew et Président de la commission Environnement au PE.
Peu de marge de manœuvre pour le « deal sans précédent »
Si elle part en position de force dans ces négociations, la Commission dispose toutefois de peu de marge de manœuvre pour offrir aux Britanniques le « deal sans précédent », décrit par Ursula Von Der Leyen.
Le principal obstacle est la clause de la nation la plus favorisée, inscrite dans les accords de libre-échange (ALE) dits de nouvelle génération, conclus récemment avec certains partenaires comme le Canada, le Japon ou le Vietnam. Cette disposition, qui était l’un des principes fondamentaux du GATT puis de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), repose sur l’égalité de traitement entre les pays membres.
En conséquence, si l’UE se montre trop généreuse envers le Royaume-Uni, elle devra automatiquement en faire profiter ses autres partenaires. Et l’inverse est vrai aussi. Dès lors, si le Japon et le Royaume-Uni décidaient d’entamer des négociations de libre-échange, Tokyo pourrait hésiter à offrir de trop larges concessions à Londres de peur d’être contrainte, ensuite, d’accorder les mêmes bénéfices à l’UE.
Un délai déjà trop court ?
Autant de détails qui figureront dans le document stratégique de la Commission.
Ces orientations de négociations seront finalisées début février, puis elles devront être approuvées par les Vingt-sept qui adopteront, d’ici au 25 février, le mandat autorisant la Commission à négocier en leur nom. Les pourparlers pourraient donc débuter « autour du 1er mars », pronostique-t-on à Bruxelles. Ce qui laissera aux deux camps à peine dix mois pour trouver un terrain d’entente.
Reste la possibilité d’une prolongation de la période de transition, aujourd’hui rejetée catégoriquement par Boris Johnson. Accusant le Premier ministre britannique de mener « une politique suicidaire », Phil Hogan n’a pas renoncé à lui faire entendre raison.
Mais le calendrier n’est plus aussi flexible que par le passé. Londres devra faire sa demande avant le mois de juillet 2020 pour qu’une telle extension soit envisageable. Et les chances d’une telle volte-face sont désormais très minces : Boris Johnson a en effet inscrit dans la Loi d’application de l’accord de divorce négocié avec l’UE, l’interdiction pour son gouvernement de demander une prolongation de la période de transition après 2020.
Coup de bluff ? Tactique de négociations pour mettre la pression sur ses homologues européens ? Une fois encore, l’issue reste bien incertaine. Mais tous les ingrédients sont réunis pour une saison II de la saga du Brexit, aussi riche en rebondissements que la première.
Kattalin Landaburu, à Bruxelles