Les acteurs de la chaîne logistique prennent des initiatives en ordre dispersé pour limiter les effets de leurs opérations sur l’environnement. Une meilleure coordination des actions est toutefois primordiale pour accroître l’efficacité de ces démarches.
60 % des entreprises affirment qu’elles prennent le développement durable aussi au sérieux que la performance économique, selon une étude de The Economist pour Llamasoft publiée en janvier 2019 auprès de 250 cadres dirigeants de grandes entreprises de 11 pays. L’adoption d’une stratégie « supply chain durable » est plus motivée par les opportunités de croissance (36 %) et les réductions de coûts (34,4 %) que par l’importance d’avoir des procédures responsables (33,2 %), ou la pression des consommateurs (20 %). La révolution culturelle n’est pas encore là.
Les initiatives sont certes de plus en plus nombreuses. Partie émergée de l’iceberg, les messagers équipent leur flotte de transport urbain de véhicules électriques, en particulier des utilitaires légers, tels les 1 000 véhicules ajoutés par l’américain FedEx à sa flotte en novembre dernier. Chez son concurrent allemand DHL, la filiale StreetScooter fabrique, en partenariat avec Ford, différents types de véhicules électriques.
DHL, avec son programme GoGreen, a l’ambition d’arriver en 2050 à une logistique neutre en carbone : zéro émission de dioxyde de carbone.
Des freins existent
Mais des freins existent. Agir sur un segment de la chaîne est moins efficace qu’une action tenant compte de l’intégralité de la supply chain, mais qui nécessiterait le dialogue entre toutes ses parties prenantes, de la production de matières premières jusqu’au consommateur final. Par exemple, il faut prendre en compte les émissions et l’énergie nécessaire à la fabrication des véhicules à énergie dite verte. Ainsi, les impacts carbone de la production des batteries des véhicules électriques font débat.
En outre, les objectifs des entreprises et des pays en termes économiques et sociaux, peuvent entrer en contradiction avec ceux de la transition écologique. Denis Choumert, président de l’AUTF (Association des utilisateurs de transport de fret), analyse de façon pragmatique : « de vrais efforts ont été réalisés mais restent faibles. Le transport de marchandises de la France reste en retard au niveau des émissions de CO2. Au-delà des objectifs ‘incantatoires’ du type -30 % d’émissions de CO2 d’ici x années, les politiques doivent intégrer des mesures de compensation. Il faut faire de la pédagogie et comprendre qu’il faut aux artisans et PME du temps pour renouveler leur flotte. Et vers quel type d’énergie orienter le renouvellement : gaz, biogaz, électrique… ? La prise en compte des émissions lors de la production de chacune est nécessaire. »
Nombreux sont encore les équilibres à trouver, par exemple entre production agricole pour l’alimentation et pour les biocarburants. De même, l’essor du e-commerce, bénéfique à la croissance du commerce domestique et international, engendre une hausse du trafic de marchandises, en particulier lors du dernier kilomètre, pour livrer le consommateur final. L’électrification progressive d’une petite partie des flottes ou l’utilisation de modes doux (livraison à vélo, à pied…) ne suffit guère à compenser la hausse du transport urbain de marchandises. Or, il a sa part de responsabilité dans les embouteillages, le bruit et la pollution de l’air. « Il manque un modèle de logistique urbaine durable », reconnaît Bruno Viallon, consultant en supply chain, VB Conseil.
Référentiel RSE en logistique
L’horizon n’est pas si sombre pour autant. Les donneurs d’ordre intègrent des contraintes environnementales à leurs cahiers des charges. Pour Anne Sandretto, déléguée générale de TLF Overseas, « les grands chargeurs, comme dans le luxe ou l’industrie aérospatiale, veulent que les prestataires montrent patte blanche en matière de RSE. Cette pression est à l’origine de nombreuses initiatives. »
Si les grandes entreprises ont plus de moyens pour mener à bien une démarche responsable et peser sur leurs prestataires, tous les acteurs de la chaîne logistique, grands ou petits, ne se donnent pas pour autant les moyens nécessaires pour agir aussi vite que le nécessite l’urgence écologique. Certains sont perdus et ne savent pas établir de priorité parmi les enjeux du développement durable.
Aussi le gouvernement français a publié en septembre 2018 un référentiel RSE (Responsabilité sociale des entreprises) en logistique. Il permet aux entreprises d’identifier et de hiérarchiser les enjeux, de fixer des objectifs stratégiques, de déployer et piloter les actions RSE. Ce guide ne présente toutefois aucune obligation légale de mener une démarche RSE.
Quelques initiatives fédératrices
Les acteurs de la chaîne logistique tentent de fédérer leurs initiatives.
L’Organisation maritime internationale (OMI) a adopté en avril 2018 une stratégie visant à réduire au moins de moitié les émissions annuelles totales des navires d’ici à 2050 par rapport à 2008.
En France, le programme d’Engagements volontaires pour l’environnement (EVE) a été lancé en octobre 2018 par l’État, l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) et les principaux syndicats professionnels. Il rassemble trois dispositifs d’engagements volontaires existants pour les développer :
• Objectif CO2 doit rassembler 700 nouveaux transporteurs signataires de sa charte,
• EVCOM doit faire signer un engagement à 60 commissionnaires,
• et FRET21 doit faire signer un engagement à 200 chargeurs.
« 10 entreprises ont aujourd’hui signé l’engagement FRET 21, et 40 sont prêtes à se lancer », indique Denis Choumert. « Ce programme aide la profession à mûrir, » ajoute Jérôme Douy, directeur délégué de l’Union TLF. Une plateforme d’échange de données environnementales entre acteurs doit être mise en place, se concentrant d’abord sur les émissions de CO2 fondées sur des mesures réelles et homogènes.
200 milliards d’euros d’externalités négatives
Le problème environnemental n’est pas pris dans son ensemble, regrette cependant Philippe Mangeard, fondateur de l’agence de notation extra-financière TK’Blue Agency : « de simples engagements ne suffisent pas, c’est du ‘green washing’, analyse-t-il. Il faut mesurer la réalité de l’engagement responsable des transporteurs. Or ils ont malheureusement pris du retard dans la mesure et la gestion de leur empreinte environnementale globale. Le dioxyde de carbone et les gaz à effet de serre (GES) ne sont qu’une petite partie du coût des externalités négatives générées par le transport de fret, qui représentent de 200 milliards d’euros par an en Europe. L’objectif de chacun des acteurs doit être de baisser ce coût sociétal supporté par les citoyens. Il faut donc prendre en compte les particules, la congestion, les accidents, le bruit et les processus amont-aval. Il y a un vrai problème de santé publique. » TK’Blue Agency mesure, note et valorise la performance éco-responsable des transporteurs et donneurs d’ordres en conformité avec les exigences réglementaires nationales et européennes. Sur une plate-forme SaaS, chargeurs et transporteurs entrent leurs données et accèdent aux rapports de synthèse qui comportent quatre indicateurs calculés par TK’Blue :
• TK’T mesure la performance éco-responsable des transporteurs (au niveau économique, technique et qualité, environnemental et sociétal).
• GES calcule pour chaque opération de transport, mode par mode, les émissions de CO2 et GES. Il les agrège pour offrir l’indice GES moyen en grammes de CO2 par tonne-kilomètre. Est aussi mesuré l’impact en euros d’autres polluants : dioxyde de soufre, particules fines, oxydes d’azote et composés organiques volatiles. Les mesures sont réalisées sur le trajet (tank to wheel, TTW) et comptabilisent les émissions relatives à la fabrication de l’énergie motrice (well to tank, WTT), pour donner une somme globale « du puits à la roue » (well to wheel, WTW).
• TK’€ mesure le coût sociétal moyen global, soit les coûts en euros par tonne-kilomètre en matière d’externalités négatives.
• TK’RSE mesure la performance sociale, sociétale et éthique des entreprises.
En outre, TK’Blue permet de quantifier l’empreinte environnementale des sites logistiques. En suivant ces indicateurs, les entreprises peuvent mesurer les progrès suite aux actions qu’elles ou leurs transporteurs auront prises, notamment pour réduire l’intensité d’émission de GES ou en matière de report modal. Des chargeurs tels Carrefour ou Michelin recourent aux services de TK’Blue, tout comme des transporteurs comme XPO Logistics ou le réseau Astre qui regroupe 161 PME européennes.
Le cercle vertueux de la RSE
« La contrainte RSE est un cercle vertueux, met en avant Philippe Mangeard. Les 3P (protect the Planet, the People, the Profit) et la gouvernance RSE permettent de réduire les nuisances du transport sur la planète et les citoyens tout en améliorant la performance économique. Ceci passe par du bon matériel, de bons équipements et de bons conducteurs, ce qui permet de réduire aussi la non-qualité. »
Les transporteurs et les entreprises ont compris l’urgence pour éviter d’aller droit dans le mur. Si les engagements et surtout les actions menées permettent de retarder l’échéance, l’humanité et la planète éviteront-elles pour autant le mur ? De meilleures coordinations des initiatives et concertation des parties prenantes pourraient améliorer l’efficacité des actions menées et transformer ces politiques des petits pas en grand pas pour l’humanité.
Christine Calais