Déclenchée par Donald Trump avec ses taxes unilatérales sur l’acier et l’aluminium, la menace d’une guerre commerciale généralisée n’a jamais été aussi forte et dans ce contexte, l’Union européenne (UE) doit jouer sur deux cartes en même temps : la carte de la défense du multilatéralisme et d’une réforme de l’OMC– qui passe à court terme par des mesures de rétorsion dans ce cadre légal- et la carte des accords commerciaux qu’elle négocie, car ils constituent la meilleure « police d’assurance » en cas d’escalade.
Telle est la principale conclusion de la note d’analyse très dense que vient de publier le Conseil d’analyse économique (CAE), think tank rattaché aux services du Premier ministre, et intitulée « Avis de tempête sur le commerce international : quelle stratégie pour l’Europe » ? (voir le document attaché à cet article).
Présentée à la presse le 3 juillet par Philippe Martin, le président délégué du CAE et Sébastien Jean, le directeur général du Cepii, elle délivre au passage une forme de validation à la politique menée actuellement par la Commission de Jean-Claude Junker, qui mêle la fermeté légalement correcte –les mesures de rétorsion à l’encontre des Etats-Unis dans le cadre strict de ce qui est permis par l’OMC- et l’ouverture vers d’autres partenaires grâce au lancement de négociations de libre-échange bilatérales.
Après avoir signé des accords avec la Corée du Sud et le Canada, l’UE est sur le point d’en signer un avec le Japon et vient de lancer officiellement les négociations avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Elle mène en parallèle campagne pour réformer l’OMC et obtenir de la Chine des avancées sur la question des subventions et de la propriété intellectuelle.
On sait aujourd’hui qu’une guerre commerciale serait dévastatrice sur le plan économique mais le CAE livre des données inédites, concoctées par un chercheur du Cepii, Vincent Vicard. Si globalement, les récentes taxes américaines et les mesures de rétorsion qu’elles ont entraînées de la part des partenaires n’ont aucun impact macro-économique significatif à ce jour, c’est parce qu’elles sont limitées à quelques produits et quelques pays.
Le PIB de l’UE amputé de 4,2 % en cas de guerre commerciale
Mais une escalade qui conduirait à une guerre commerciale généralisée, avec une hausse des tarifs à un niveau de 60 %*, coûterait « de façon permanente » de 3 % à 4 % du PIB aux seules trois grandes puissances commerciales que sont les Etats-Unis, l’UE et la Chine. Autrement dit, ce serait une perte sèche colossale, et « à long terme » relève Philippe Martin. Par comparaison, la crise financière de 2008-2009 et la récession qui s’en était suivi avait amputé le PIB mondial d’une part de l’ordre de 3 % de façon permanente, c’est-à-dire non récupérée à ce jour…
Dans le détail, il en coûterait 4,2 % du PIB à l’UE en moyenne pondérée (l’Allemagne payant un lourd tribut avec 4,4 % contre 3,7 % pour l’Espagne, 3,3 % pour la France et 3 % pour l’Italie), 3,3 % du PIB pour la Chine et 3,5 % du PIB pour les Etats-Unis. Pour la France, il s’en suivrait une chute de 42 % de son commerce extérieur avec les pays hors UE…
Les pays les plus exposés seraient ceux qui dépendent fondamentalement du commerce extérieur tant leur marché est étroit à l’instar du Canada (11 % du PIB !), Mexique (10,7 %), Suisse (10,9 % du PIB), Turquie (10,2 % du PIB), Corée du sud (10,6 %).
Les accords commerciaux régionaux limiteraient les dégâts
Les dégâts seraient toutefois limités par le maintien d’accords commerciaux régionaux (ACR) qui permettraient de ne pas répercuter les hausses tarifaires des pays tiers, incluant l’UE elle-même et son marché intérieur. Ainsi, si une telle guerre commerciale épargnait l’UE et ses partenaires dans des ACR (Canada, Corée du sud, Japon…), le coût serait ramené à 3,1 % de son PIB en moyenne pondérée (et 3 % pour l’Allemagne, 2,8 % pour l’Espagne, 2,4 % pour la France et 2,3 % pour l’Italie). « Pour la France, l’effet serait diminué d’un tiers », souligne Sébastien Jean.
Ce serait également salvateur pour le Canada (coût ramené à 1,5 % du PIB) et le Mexique (0,8 %) si l’Alena (Accord de libre-échange nord-américain) les préservait. L’impact serait également atténué pour la Suisse (2,6 %), la Turquie (5,4 %) et la Corée (7,3 %). Le coût pour les Etats-Unis serait ramené à 2,4 % et pour la Chine, il serait stable à 3,3 %.
S’arrêtant sur les scénarios post-Brexit, la note du CAE estime que pour le Royaume-Uni, « le pire scénario » serait l’absence d’accord avec l’UE et un retour à des relations commerciale dans le simple cadre de l’OMC. Les autres alternatives sont une adhésion du Royaume-Uni à l’Espace économique européen (EEE), sur le modèle de la Norvège -de loin le plus avantageux pour Londres-, un accord sur le modèle suisse, moins intégré, et enfin un ACR sur le modèle du CETA avec le Canada, encore moins intégré. Une guerre commerciale généralisée coûterait 4,7 % de son PIB au Royaume-Uni, coût qui sera ramené à 3,2 % du PIB en cas d’ACR.
Dans ce contexte, on comprend pourquoi le CAE recommande à l’UE de poursuivre la politique d’accords commerciaux, voire de « l’amplifier ». Il suggère aussi, compte tenu du poids commercial de l’Union, de ne pas s’en tenir qu’aux aspects commerciaux et d’utiliser la négociation d’accords comme levier pour avancer sur le terrain fiscal ou environnemental.
« En matière fiscale, elle peut faire adopter le plan d’action BEPS** de l’OCDE ; en matière environnementale, elle peut faire de l’adhésion et la mise en œuvre de l’accord de Paris sur le climat une condition préalable à la signature d’un accord » explique Sébastien Jean. Un bémol : il faudrait obtenir un consensus des Etats membres sur le sujet. Si l’un des plus rétifs sur le plan fiscal, le Royaume-Uni, n’a bientôt plus voix au chapitre, les divisions au sein de l’Union restent vives sur ce sujet.
Christine Gilguy
* Ce niveau n’est pas envisagé au hasard puisqu’il correspond au niveau de droits de douane moyen en période de guerre commerciale estimé par l’économiste allemand Ralph Ossa en 2016 dans un article intitulé : « Trade wars and trade talks with data » (American Economic Review).
** BEPS pour Base Erosion and Profit Shifting : il s’agit d’un plan de l’OCDE visant à lutter contre l’évasion fiscale, donc l’érosion de la base de la fiscalité.