D’Addis-Abeba à Lagos en passant par Casablanca, la classe moyenne fait rêver les entreprises internationales. Selon la Banque africaine de développement (Bad), 400 millions d’Africains appartiennent à la cette classe émergente. Mais qu’en est-il en réalité ? D’autres évaluations par des organisations publiques et privées vont jusqu’à diviser par 20 ce chiffre. Ce qui explique sans doute que certaines entreprises aient préféré se retirer du continent, sa croissance économique continue ces dernières années ne signifiant pas que tous les marchés, géographiques et sectoriels, y soient déjà mâtures.
Alors la classe moyenne en Afrique, mythe ou réalité ?
Une classe moyenne « flottante »
En réalité, il est difficile de circonscrire cette catégorie de consommateurs et de l’évaluer. Et ce, pour au moins deux raisons :
1/ Le poids de l’économie informelle, jusqu’à 90 % en République démocratique du Congo (RDC) – 63 % à Kinshasa. Elle est, par nature, difficile à quantifier. Or, « une des caractéristiques classiques des classes moyennes est de jongler entre les secteurs formel et informel afin de diversifier/accumuler les ressources. Cela se traduit concrètement par le cumul d’activités professionnelles dans les deux secteurs et d’une large utilisation des systèmes financiers informels (type tontine) afin d’épargner et d’investir », écrit Clélie Nallet, chercheure au Centre sur l’Afrique subsaharienne de l’Ifri (Institut français des relations internationales), dans une étude sur « les salariés des télécommunications à Kinshasa » (avril 2017).
2/ La variabilité de la classe moyenne. Cette dernière peut se renforcer ou diminuer « en fonction de la situation sociale, chômeur ou en activité, de l’état de santé, bon ou mauvais, de la réussite ou de l’échec des affaires… », indiquait Dieter Neubert, professeur de Sociologie du développement à la faculté des Sciences culturelles de l’Université de Bayreuth, lors d’un séminaire, le 25 janvier à l’Ifri, intitulé « les classes moyennes africaines au-delà du buzz ».
La Bad a ainsi créé le concept de «classe moyenne flottante ». « Il y a une perméabilité entre les catégories sociales », selon Dieter Neubert. « Il n’y a pas de position stabilisée de la classe moyenne, mais des flux entrants et sortants », renchérissait Clélie Nallet, lors du séminaire à l’Ifri. Ainsi, l’Angola étant frappé par l’effondrement des cours de l’or noir, nombre d’habitants de sa capitale Luanda, qui appartenaient jusqu’à présent à la classe moyenne, n’ont d’autres ressources à l’heure actuelle que de vendre leurs biens. Vont-ils quitter la classe moyenne ? Il est encore trop tôt pour le dire.
Seulement 10 à 15 % de classe moyenne stable
En tenant compte de tous ces éléments et interrogations, la Bad s’est efforcée de proposer un modèle, qui est généralement reconnu par les chercheurs. La classe moyenne se situerait ainsi au sein d’une population gagnant entre 2 et 20 dollars par jour et par personne en parité de pouvoir d’achat (PPA). Mais la banque, précisait Abebe Shimiles Abebe, son directeur de la division de la Recherche pour le développement, crée une sous-catégorie avec la classe moyenne flottante, dont elle évalue les revenus entre 2 et 4 dollars. Au-dessous de 2 dollars, ce sont les pauvres, et au-dessus de 20 dollars, les riches.
« La classe moyenne stable fluctue donc entre 10 à 15 %, et c’est une population urbanisée », résumait Dominique Darbon, professeur à Sciences Po Bordeaux. Or, « il faut se rappeler que seuls 14 à 25 % de la population urbaine peuvent figurer dans la classe moyenne et que 50 à 60 % de la population africaine sont en zone rurale », exposait encore Florence de Bigault, Head of Francophone cluster Ipsos Sub Saharian Africa.
Dans certains pays, le phénomène urbain est surtout circonscrit à la capitale économique et/ou politique. Dans d’autres, le phénomène urbain est plus étendu, comme en Côte d’Ivoire (*) et au Maroc, avec des villes secondaires relativement peuplées. Certaines mégalopoles sont aussi en train de se constituer, comme au Nigeria avec Lagos et autour du Nil, en Égypte.
Trois catégories avec plus de 4 dollars par jour, d’après Ipsos
L’Institut Ipsos, avec son partenaire l’Institut de marketing stratégique Unilever de l’Université du Cap, a réalisé en novembre 2017 une étude quantitative dans dix villes africaines, complétée par des interviews qualitatives auprès des ménages disposant de plus de 4 dollars par jour. Sous cette barre, ce sont « les pauvres » auxquels on vend des articles à format réduit, des produits allégés, soit, d’après les calculs d’Ipsos, 34 % du total des ménages des dix villes.
« Les pauvres ont des besoins, les autres ont des désirs », synthétisait Florence de Bigault. Ipsos découpe ainsi en trois la classe moyenne gagnant plus de 4 dollars par jour : les « vulnérables », les « confortables » et les « accomplis ».
1/ Les vulnérables. C’est l’équivalent de la classe flottante de la Bad, représentant 30 % du total dans l’enquête. Une partie va fréquenter les malls, mais c’est avant tout une consommation de masse.
2/ Les confortables (16 %). Les marques peuvent capter cette catégorie, mais celle-ci est plutôt regardante et ainsi n’achètera pas forcément des yaourts toutes les semaines.
3/ Les accomplis (22 %). Ils achètent des yaourts et peut-être une voiture assemblée sur place.
Pour ces deux dernières catégories, détaillait Florence de Bigault, « la notion de projet est importante, l’épargne également et le placement des enfants dans l’enseignement privé ». Cette classe moyenne a en outre « une certaine confiance en elle, car elle a appris la résilience ».
S’agissant des seuls accomplis, a-t-elle complété, « que ce soit à Addis-Abeba, Johannesburg ou Kampala, ils pensent qu’ils portent la morale, avec la famille, la religion, chrétienne ou musulmane, la méritocratie, à l’encontre des sociétés clientélistes ».
Résilience au Nigeria et renforcement en Éthiopie
De façon générale, dans la classe moyenne, mais encore plus chez la floating class (classe flottante), malgré les progrès en matière d’économie et d’infrastructures, on estime encore « qu’on n’en a jamais assez et que ça ne va jamais assez vite, car il y a chez les jeunes de la frustration ».
La révolution générationnelle est une des trois révolutions en route, d’après Ipsos. Les systèmes de valeur, par exemple la solidarité familiale, sont en train de basculer. Les deux autres révolutions sont l’exode rural et l’explosion démographique.
Dans le futur, il y a lieu de penser que la classe moyenne va se renforcer. L’éducation, le salariat et l’investissement immobilier sont des éléments de cette consolidation. La transmission d’un patrimoine immobilier depuis deux à trois ans par héritage est particulièrement favorable. Par ailleurs, si les nations africaines sont encore des économies de distribution, des systèmes de production commencent à se mettre en place dans les biens comme dans les services.
Comme l’Angola, le Nigeria est un émirat pétrolier en Afrique, frappé par la baisse des cours de l’or noir. Mais dans son cas, l’économie est bien structurée et diversifiée, ce qui permet à l’activité et aux entreprises nigérianes d’être résilientes. Et donc à la classe moyenne de se maintenir.
Autre cas, celui de l’Éthiopie, qui était cité par Dominique Darbon, développant à la fois de pair consommation et production. Dans ses dernières perspectives économiques 2018, le Fonds monétaire international (FMI), constate qu’ « une stratégie d’industrialisation orientée vers l’exportation a soutenu la croissance dans l’industrie », tout en se félicitant de la poursuite de la « politique de rigueur budgétaire en 2016/2017, privilégiant les dépenses dans les secteurs favorables aux pauvres et à la croissance, tels que l’éducation, la santé, l’agriculture et les routes ». Enfin, pour réduire le chômage des jeunes urbains (23,3 %), se réjouit le FMI, « l’État a créé un Fonds renouvelable pour soutenir l’entrepreneuriat et la création d’emploi chez les jeunes ».
François Pargny
* Lire l’article de la Lettre confidentielle de cette semaine : Côte d’Ivoire / Consommation : la classe moyenne est très fragile
Pour prolonger :
–Afrique / Export : quand l’AFD allie développement et appui aux sociétés françaises
-France / Afrique : Europe, jeunesse, diplomatie économique, trois priorités d’E. Macron
-Nigeria / Export : face à la Chine, la France doit amplifier ses efforts
-Maroc / Risques : ce qu’il faut savoir des trois défis majeurs de l’économie chérifienne
-France / Maroc : les 23 accords signés lors de la visite d’E. Philippe à Rabat
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-France / Maroc : un partenaire au carrefour de l’Europe et de l’Afrique
Et aussi
Rapport CIAN 2018 – Les entreprises internationales en Afrique
Le Guide Moci « Où exporter en 2018 ? » avec plusieurs pays africains : Maroc, Égypte, Nigeria, Sénégal
Dossier Spécial maritime, avec un focus sur le Maroc