Les affaires marchaient bon train dans les années 90, lorsque les petrus 1982 battaient tous les records dans les ventes publiques. Puis, la ficelle a grossi dans une telle mesure que les dupes ne pouvaient être qu’aveugles. Les affaires se sont calmées après que la Maison Moueix, propriétaire du trop célèbre cru de Pomerol, s’est ingéniée à changer le fournisseur de bouteille d’un millésime à l’autre et d’y graver l’année de production.
Un contrefeu qui se perfectionnera encore plus tard.
Puis le mur de Berlin s’effondrant, de nouvelles pistes se sont ouvertes vers une Russie avide de signes extérieurs d’une nouvelle richesse. Le marché du faux est reparti, ciblant des consommateurs plus ou moins éduqués, sensibles autant à l’étiquette qu’à son millésime, en jouant des années magiques de la décennie 80 du bordelais. Des affaires qui ont tourné rond, le temps que le nouveau riche russe s’éduque et que la propriété bordelaise, première concernée, réagisse.
La Chine a pris le relais il y a trois ans, dans la plus totale anarchie. La folie des oligarques chinois, combinée à l’ignorance du produit et à l’éloignement du lieu de production, a permis toutes les dérives. « J’ai vu dans un restaurant, une bouteille de caruade (NDLR le second vin du Château-Lafite Rothschild). Il ne manquait qu’un “r” et un “s” pour que le faux paraisse à peu près authentique », témoigne un médecin français. Mais pour une fausse étiquette recouvrant un mauvais vin, combien de vraies étiquettes habillant une piquette ? « Nous sommes dans le domaine de l’inimaginable, sans y pouvoir grand-chose », se désole un capitaine de police chargé de la chasse aux contrefaçons. « Une PME chinoise rachète 300 dollars les bouteilles vides de lafite- rothschild, quel que soit le millésime et le barème peut monter à 1 200 dollars pour un millésime 1982. » Un expert bordelais est resté interloqué après qu’un Chinois lui ait offert 250 euros pour une étiquette de lafite-rothschild encadrée parmi d’autres dans son bureau. Mieux encore, un propriétaire de casinos de Macao a affirmé, devant les caméras de télévision, écouler chaque année environ 200 000 bouteilles de lafite-rothschild dans les restaurants de ses salles de jeux. Soit, à quelques dizaines de milliers de bouteilles près, l’équivalent de la production annuelle de Pauillac.
Certes, l’industrie du faux à fort rendement par bouteille produite ne concerne que la dizaine des plus grandes marques du vignoble bordelais et s’est repliée sur le seul marché chinois. Mais la propriété a réagi et affiné ses méthodes. Mieux que les bouteilles gravées des années 80 et 90, la technologie assure le service.
Les premiers crus – Château Margaux et Latour, entre autres – appliquent un sceau (Prooftag) contenant un code à bulle, irrémédiablement détruit à l’ouverture de la bouteille, tandis que Petrus a opté pour l’hologramme aléatoire sur l’étiquette. Autant de parades que le coût de mise en place réserve à de grandes bouteilles sujettes par nature à la contrefaçon et dont le prix de vente justifie l’investissement.
À plus grande échelle, c’est une appellation française tout entière qui souffre de la captation de son nom par des filières de faussaires : le champagne. Et ici, le maquis des marques ne facilite guère le dépistage.
L’interprofession, et elle seule, est à même de mener des négociations pour protéger l’appellation dans les pays importateurs. Elle y est parvenue aux États-Unis qui ont rebaptisé “Napa Valley” leurs mousseux. « En Russie, on s’épuise depuis des années, en vain, à faire protéger l’appellation », déplore Jean-Luc Barbier, directeur délégué du Comité interprofessionnel des vins de champagne. Qu’il s’agisse de démarches à l’échelle d’une appellation ou de mesures engagées par chacun des producteurs, aucune assurance du retour sur investissement s’agissant du marché chinois. « Les mentalités sont telles en Chine que l’essentiel est de poser une bouteille de grand vin français sur la table, quel que soit son contenu. Et s’il est une piquette quelconque produite en Chine, on s’en réjouira à l’idée que l’argent dépensé ne soit pas sorti des frontières », observe, fataliste, un propriétaire bordelais qui s’est frotté au marché chinois.
Alain Bradfer